[article] Addictions sans produit

H135_coverL’équipe de Marmottan vient de publier un article sur les addictions sans drogue dans l’EMC (Encyclopédie Médico Chirurgicale).

Résumé : l’extension du champ des addictions sans produit est presque sans limites et ce fait impose une réflexion sur ces maladies bien particulières, tant au plan épistémologique qu’au plan politique. Le jeu pathologique est, depuis 2013, classé aux côtés de la dépendance à une substance dans la catégorie des addictions du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders . Le clinicien reçoit aussi des demandes de patients pour les addictions au sexe ou aux jeux en réseau sur Internet. Ces trois formes d’addiction sont présentées dans leurs dimensions historique, épidémiologique, clinique, avec les principales comorbidités qui leur sont associées. Les principes de la prise en charge sont communs à l’ensemble de ces pathologies, mais les traitements peuvent différer et doivent être adaptés au cas par cas.

EMC vol 13, n°1, janvier 2016
http://www.em-consulte.com/en/article/1023536

Colloque « Jeux vidéo : des pratiques actuelles aux usages problématiques » 11 mars 2016, Paris

logodef2_blancJournée d’étude de la Guilde

Deuxième instance

Jeux vidéo : des pratiques actuelles aux usages problématiques

vendredi 11 mars 2016

Auditorium de l’Hôpital Européen Georges Pompidou

20 rue Leblanc, Paris 15ème

Programme

9h : Présentation de la Guilde

9h15 : La rétention des joueurs dans les jeux vidéo

Thibault Allart, mathématicien chez Ubisoft et Guillaume Levieux, maître de conférences au CNAM
Modération : Céline Bonnaire, psychologue, Csapa Pierre Nicole, Paris (75)

10h00 : Approche neurobiologique, l’effet des jeux vidéo sur le cerveau

Dr. Stéphane Mouchabac, psychiatre, Hôpital Saint-Antoine, Paris (75)
Modération : Dr. Mario Blaise, psychiatre, Centre Médical Marmottan, Paris (75)

10h45 : pause café

11h15 : La condition sociale des joueurs de jeux vidéo

Raphaël Koster, sociologue
Modération : Thomas Gaon, psychologue, Csapa Le Littoral, Villeneuve Saint Georges (94)

12h00-14h : déjeuner

14h00 : Panorama et cartographie des pratiques des jeux vidéo en France
(Enquêtes Ludespace et PELLEAS)

Dr. Olivier Phan, psychiatre, Pierre Nicole, Paris (75)
Manuel Boutet, Maître de conférences en sociologie, Université de Nice (06)
Samuel Coavoux, Doctorant en sociologie, ENS Lyon (69)
Modération : Pierre Taquet, psychologue, Csapa CH Carvin (62)

14h30 : Clinique du joueur de jeu vidéo (table ronde)

Céline Bonnaire, psychologue, Csapa Pierre Nicole, Paris (75)
Thomas Gaon, psychologue, Csapa Le Littoral, Villeneuve Saint Georges (94)
Lucia Romo, psychologue, CH Sainte Anne, Paris (75)
Elizabeth Rossé, psychologue, Centre Médical Marmottan, Paris (75)
Pierre Taquet, psychologue, Csapa CH Carvin (62)

16h30 : Synthèse de la journée

Dr. Marc Valleur, psychiatre, Centre Médical Marmottan, Paris (75)

Programme sous réserve de modifications

Inscription

Deux voies, selon que vous souhaitez ou non l’agrément DPC :

  1. Pré-inscription au tarif « normal » (formation continue, inscription individuelle, étudiant)

En ligne uniquement : https://docs.google.com/forms/d/1OD9_Ja53bMCmr-E2btBpM9v7VNxLiU2HZAlLU7q1PAc/viewform

Auprès de l’Association Sert-Marmottan, n° de déclaration d’activité 11 75 49568 75

Suite à votre pré-inscription, vous recevrez une convention-facture au mail que vous aurez indiqué, sous une dizaine de jours.

Attention, votre inscription ne sera effective qu’à réception de votre règlement.

Contact : reseau.laguilde@gmail.com

2. Pré-inscription tarif DPC (Développement Professionnel Continu)

Formulaire papier à télécharger, remplir et à renvoyer par courrier à l’IREMA, 10 bd de Strasbourg, 75010 Paris : Bulletin d’inscription DPC

Soutenu_par_Q1sert marmottanirema

Définir l’addiction : questions épistémologiques, conséquences politiques

Par Marc Valleur

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L’intérêt croissant pour les addictions sans drogues, dont le jeu pathologique est la plus reconnue, est à l’origine de débats passionnés : « L’addiction aux jeux en réseau sur Internet existe-t-elle ? », « Le jeu pathologique est-il une vraie addiction ? » sont par exemple deux questions qui peinent à trouver une réponse consensuelle parmi les spécialistes concernés. De nouvelles catégories d’acteurs, de nouveaux experts sont concernés pour chaque « nouvelle » addiction : dans le cas d’Internet, les divers spécialistes des technologies de l’information et de la communication, dans le cas des jeux en réseau, les concepteurs, les entrepreneurs, mais aussi des spécialistes de l’enfance et de l’adolescence, et, dans tous les cas, comme pour le jeu d’argent, les sociologues et anthropologues qui ont étudié la pratique en cause.

Deux grands courants semblent se dessiner : d’un côté, une distinction ferme entre de « vraies » addictions, représentées par l’alcoolisme, les toxicomanies, le tabagisme, et de « fausses » addictions, dont les addictions sans drogues. De l’autre, une prise en compte des addictions au sens large, incluant les addictions sans drogues ou « comportementales », les « addictions avec drogues » devenant une catégorie particulière de ce groupement plus vaste. Toutes ces discussions tendent, de fait, à raviver des questions fort anciennes sur la nature des addictions dans leur ensemble, ainsi que les diverses critiques de « l’addiction-maladie ».

Que les différents champs qui constituent aujourd’hui la vaste constellation des addictions aient, depuis toujours, été problématiques est une évidence : alcool, drogues, sexe, jeu, nourriture, ont depuis la nuit des temps fait l’objet de régulations, de contrôles, d’interdits et de prescriptions. Historiquement, toutes ces mesures ont été, successivement, d’ordre religieux, puis moral, et la médecine d’aujourd’hui, au niveau clinique comme au niveau de la santé publique constitue en quelque sorte le relais de ce cadre religieux et moral. L’addiction-maladie relève donc d’une évolution du regard, tendant progressivement à une « naturalisation », voire une « réification » de vastes problèmes de société, spécifiquement humains, qui sont par cette opération repliés sur le corps, par exemple sous la forme d’un dysfonctionnement cérébral.

On a pu, de façon très symbolique, dater la naissance de cette addiction-maladie à 1784 avec le travail de Benjamin Rush (« An Inquiry into the effects of ardent spirits upon the human body and mind », voir Valleur, 2006). Son texte est une parfaite illustration du lien entre la naturalisation à visée scientifique et, déjà, le souci de « déstigmatiser » l’ivrognerie. Les mots d’ordre actuels, « l’alcoolisme est une maladie comme les autres », ou « l’addiction est une maladie chronique du cerveau », relaient en quelque sorte ce mouvement inaugural.

Un travail entrepris avec Louise Nadeau, professeur de psychologie à l’université de Montréal, autour de la traduction par Jean François Cottier, professeur de latin médiéval, du livre de Paquier Joostens ou Pascasius Justus, alea sive de curanda in ludendi pecuniam cupiditate (du hasard, ou du traitement de la passion pour l’argent du jeu) de 1561, pourra peut-être moduler cette vision historique, de deux façons :

  • D’une part, en faisant remonter l’addiction-maladie non plus seulement à l’aube de la démocratie et de la modernité, avec Rush, mais aux débuts de l’humanisme, lors de la renaissance.
  • D’autre part, en posant comme addiction première non l’ivrognerie, mais la passion du jeu, donc une de nos actuelles « addictions sans drogue ».

Le caractère immémorial du souci envers les objets d’addiction, comme l’ancienneté supposée – qu’elle remonte à la Renaissance, ou « seulement » à la démocratie – de l’addiction-maladie confèrent à cette entité une densité certaine : il ne s’agit pas uniquement d’une « niche écologique » (I. Hacking) éphémère, produite par notre société post-moderne « d’hyperconsommation ».

Mais cette ancienneté historique n’est toutefois pas une preuve absolue, une garantie d’une « dureté ontologique » de l’addiction, qui en ferait une maladie aussi évidente que la tuberculose ou le diabète : il nous faut bien admettre qu’il n’y a pas eu, en la matière, l’équivalent des découvertes de Koch ou de Claude Bernard. Que Pascasius ait perçu l’addiction presque de la même façon que nous pourrait aussi vouloir dire qu’il a été victime des mêmes illusions : depuis des millénaires, les hommes voient dans le ciel les mêmes constellations qui leur sont des repères familiers. Mais la grande Ourse, en soi, n’est qu’une construction due à un angle de regard particulier, chacune de ses composantes ayant, bien sûr, une existence « réelle », mais leur assemblement en un tout relevant de l’illusion…

La question de la nature des addictions, voire de leur existence, se pose donc toujours de façon très aiguë, malgré toutes les avancées de toutes les nombreuses disciplines concernées. En témoignent deux articles récents de Harold Kalant, pionnier et expert peu contesté de la pharmacologie des addictions : « What neurobiology cannot tell us about addiction », et « Drug classification : science, politics, both, or neither ? ». Le premier article pose des questions épistémologiques, et souligne les tensions entre un abord clinique, descriptif, et un abord scientifique de l’addiction. Le second pose des questions politiques, et pointe les tensions entre abord clinique ou scientifique d’une part, et abord de santé publique de l’autre. Définir l’addiction reste en fait un problème, et bien des querelles sont dues au fait que les interlocuteurs croient parler de la même chose, alors que ce n’est pas le cas.

Il y a de fait au moins trois regards, trois types de discours sur l’addiction : un regard clinique, un regard scientifique, et un regard de santé publique. L’une des raisons de douter de la « réalité », ou de la « dureté ontologique » de l’addiction provient en partie de ce que chacun de ces regards tend vers un objet qui est peut-être différent des deux autres… Il nous faut donc tenter de caractériser le regard clinique, puis le regard scientifique, pour mettre en évidence les tensions qui existent entre ces deux points de vue. Puis de voir la différence, et les difficultés posées par l’existence du regard de santé publique. Il apparaît en effet que la clinique et la recherche sont deux regards différents qui s’adressent à une même addiction, tandis que santé publique et addictologie tentent de cerner un objet différent.

Le regard clinique

La définition de l’addiction, pour un clinicien, peut être à la fois simple et concise : c’est le fait, pour le sujet concerné lui-même, de vouloir réduire ou cesser sa conduite, sans y parvenir. Elle correspond en grande partie à la définition que Pierre Fouquet, pionnier de l’alcoologie en France, donnait de l’alcoolisme : « la perte de la liberté de s’abstenir d’alcool ». Cette définition comporte une part nécessaire de subjectivité : elle désigne le sentiment intime d’aliénation vécu par une personne, le clivage qui s’opère en lui entre la volonté de sobriété et le désir de boire. Elle se heurte à la question du « déni », la négation possible de l’addiction par l’addict lui-même. Cette possibilité a pu conduire à ajouter, dans les définitions officielles, des critères tendant à plus d’objectivité, afin de permettre un « diagnostic » d’addiction, c’est-à-dire au fait de voir la maladie à travers le patient, en dehors de son propre discours. Ces tentatives d’objectivation conduisent à ajouter aux critères de l’addiction un certain nombre d’items, qui sont essentiellement des conséquences, et non des éléments proprement constitutifs de l’addiction : c’est le cas de la dépendance physiologique, de la tolérance, du syndrome de sevrage. (Il n’est pas certain que ces critères entraînent une inclusion plus grande de sujets dans le groupe des addicts : il semble que le critère « tentatives répétées, mais infructueuses, de réduire ou cesser la conduite » soit, à lui seul, assez inclusif.)

Il arrive aussi –par exemple dans certaines définitions de la « cyberaddiction » – que l’on ajoute comme critères le fait que la personne cache sa conduite à son entourage, mente, commette des délits : ces éléments pointent les risques logiques et éthiques de ces critères objectifs : logiquement, si un sujet ment, fait des efforts pour masquer sa conduite, triche, c’est bien qu’il sait, plus ou moins consciemment, que cette conduite existe, et pose problème. Sur le plan éthique, c’est la légitimité de l’intervention thérapeutique qui se trouve posée : la volonté de réduire ou cesser la conduite, sans y parvenir, laisse place à une demande d’aide, et légitime cette intervention. Sinon, il est difficile de justifier un traitement pour quelqu’un qui, même physiquement dépendant, n’aurait pas la moindre envie de remettre en question sa conduite. Tout au plus peut-on alors travailler à faire naître en lui ce désir de changement, conformément aux propositions du « modèle transthéorique du changement » de Prochaska et Di Clemente, ou aux approches de type « motivationnel » (Miller et Rollnick). Mais de fait, la position du clinicien part de son intention thérapeutique, de son engagement dans une pratique qui relève l’art et non de la science. Quelle que soit l’importance des outils, notamment médicamenteux, dont il dispose, le cœur du traitement ne réside jamais dans son aspect « technologique », y compris au niveau des psychothérapies : c’est ce que tendent à démontrer toutes les tentatives d’évaluation comparée des diverses formes de psychothérapies.

La définition opérante de la maladie, en clinique, correspond donc aux considérations de Georges Canguilhem sur le normal et le pathologique : la maladie ne commence pas par quelque dysfonctionnement des processus physiologiques, mais par une demande d’aide du patient en souffrance. Elle ne se définit pas par un nouvel état objectif, par exemple « allostatique », mais par le sentiment du patient qu’il n’est plus le même.

Le regard scientifique

Le clinicien prête donc le flanc à la critique des scientifiques : artiste pris dans l’intersubjectvité de sa relation avec son patient, il n’est guère en mesure de proposer un critère sûr et objectif, permettant de distinguer ce qui est ou non une « vraie » addiction. C’est cette critique qui s’exprime dans le livre « rationality and addiction » de Jon Elster et Ole Jorgen Skoog, qui aborde l’addiction sous l’angle de ce que l’on appelle aujourd’hui la neuroéconomie (Schmidt C). Les auteurs y montrent que l’on peut facilement prendre » pour une vraie homologie – une équivalence ontologique – ce qui en réalité n’est qu’une analogie, une ressemblance superficielle. Ils donnent pour illustration l’exemple des ailerons de baleines, des ailerons de requins, des ailes d’oiseaux et des ailes de chauves-souris. Superficiellement, l’on est tenté de regrouper comme homologues les ailes d’oiseaux et les ailes de chauve-souris, les ailerons de baleine et les ailerons de requins. Or, on sait bien que dans une classification scientifique des animaux – depuis Aristote – la vraie homologie relie les ailerons de baleines aux ailes des chauves-souris, puisqu’il s’agit de deux mammifères, et non de poissons ou d’oiseaux.

Le regard scientifique n’est pas celui d’un pêcheur ou d’un chasseur, et il va s’attacher à découvrir le critère distinctif, objectif, de l’addiction, celui qui pourrait être, inscrit dans le corps, l’équivalent des mamelles des mammifères. Par définition, l’approche scientifique s’oppose au regard clinique, en s’intéressant aux mécanismes vitaux et non à « l’histoire intérieure de vie » (selon une distinction qui remonte à Ludwig Binswanger). De façon légitime, les scientifiques sont donc à la recherche de ce que l’on peut appeler un « facteur X », d’ordre biologique, qui sous tendrait les diverses manifestations de l’addiction.

On a cru trouver ce facteur avec les endorphines et les enképhalines, avec la description des « processus opposants », avec les travaux sur les circuits de la récompense, sur la dopamine. On l’identifie aujourd’hui au découplage des circuits adrénergiques et sérotoninergiques, et, selon certains, à une perte de plasticité cérébrale… Avec H. Kalant, nous pouvons toutefois penser que toutes ces découvertes font progresser la connaissance du fonctionnement cérébral, l’adaptation de l’organisme à quantité de facteurs extérieurs, et ne sont pas spécifiques de l’addiction : le « facteur X » reste, de fait, une inconnue.

Ce qui différencie ce facteur X de l’addiction du clinicien, ce qui en fait l’intérêt, est le fait qu’il appartiendrait à l’ordre des phénomènes objectifs, et donc, selon une importante distinction posée par Ian Hacking, à un « genre indifférent », et non plus à un « genre interactif ». Un genre interactif regroupe des phénomènes humains, éminemment susceptibles d’être modifiés par la façon dont ils sont appréhendés : les discours, même les plus théoriques, sur l’addiction sont ainsi de nature à modifier la vie des « addicts », ainsi que l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. La question se pose pour toutes les pathologies psychiatriques, dans lesquelles il apparaît important de déterminer ce qui est pure construction sociale de ce qui est inscrit dans les mécanismes biologiques.

La science vise donc le même objet que la clinique, mais selon une démarche opposée : la clinique part d’une souffrance singulière pour essayer de comprendre ou soulager, la science construit des modèles à partir de facteurs organiques supposés, pour expliquer les mécanismes de l’addiction.

Les tensions entre clinique et science

Les tensions entre approches cliniques et vision scientifique sont donc de nature à condenser des oppositions qui, depuis plus d’un siècle, marquent le champ de la psychiatrie ou celui de la psychopathologie. La guerre du « bio » contre le « psycho », sciences de la vie contre sciences humaines et sociales, peut renvoyer à la distinction entre sciences « dures » et sciences « molles », selon une distinction venue de l’informatique et de l’opposition entre « hardware », matériel, et « software », logiciel. Mais l’on voit bien que cette opposition est sous-tendue par une distinction très ancienne, mais toujours d’actualité, entre « expliquer » et« comprendre », entre une vision objective et une vision subjective du monde, sinon entre le corps et l’âme. Lorsqu’Harold Kalant pointe les limites d’une approche réductionniste, de plus en plus fine, de l’étude des mécanismes cérébraux pour expliquer l’addiction, il démontre qu’à se limiter à cette approche, nous risquons de nous éloigner de plus en plus de la réalité humaine d’une addiction, celle que rencontrent tous les jours les cliniciens. Il en appelle à une prise de recul, et à la mise en œuvre d’approches intégratives, transdisciplinaires, qui puissent prendre acte des apports des sciences humaines et sociales, non seulement les diverses psychologies, mais l’histoire, la sociologie, l’anthropologie…

Sa réflexion est indéniablement fondée, et souligne le besoin impérieux de dépasser les clivages disciplinaires, de plus en plus importants : chaque champ de recherche devient en effet si précis, si spécialisé, si « pointu », qu’il faut imaginer des « méta- disciplines », capables d’intégrer l’ensemble des recherches. Ainsi pourrait-on tendre vers de véritables visions « trivariées », d’ordre « bio-psycho-social ». On ne peut douter de l’intérêt, sinon de l’urgence, d’un tel programme, qui s’approcherait de la complexité d’un phénomène humain et social. Ceci nécessitera bien des efforts pour dépasser les clivages, ainsi que les hiérarchies souvent implicitement supposées entre les diverses « sciences ».

Mais cela pose un problème majeur, dont il est difficile de dire s’il est, à court terme, dépassable : celui de la commensurabilité des diverses approches en jeu. Pris dans sa relation singulière avec un patient, le clinicien se construit souvent, pour lui-même, des modèles compréhensifs ou explicatifs qui empruntent aux données de la biologie, de la sociologie, de la psychologie, etc.… Mais il s’agit d’un « bricolage », qui ne résisterait pas à une critique épistémologique sérieuse : il y entre des données issues de domaines très différents, les unes relevant de la science, les autres d’approches « de sens », qui ne sont pas scientifiques au sens habituel du terme. Et cette opposition entre approches scientifiques et approches de sens touche à ce qui est notre épistémologie de base, celle qui nous permet d’ordonner les différents existants de ce monde.

Rappelons par exemple que l’anthropologue Philippe Descola définit notre monde occidental actuel comme « naturaliste » : ce que contient notre ontologie de base est le fait que tous les existants – tous les êtres, quels qu’ils soient – ont la même physicalité, mais une intériorité différente, et singulière à chacun. Nous admettons ainsi facilement être constitués des mêmes atomes et molécules que tous les autres animaux, et même d’objets, mais nous sommes par ailleurs certains que notre esprit diffère de celui d’une araignée ou d’une chaise. Ce peut être différent dans d’autres cultures, mais ainsi en est-il dans la nôtre… Or la science est ce qui s’adresse au monde de la physicalité, et les disciplines qui tentent de rendre compte de l’intériorité – qu’il s’agisse de branches de la philosophie (phénoménologie, herméneutique…), de psychologies subjectives, de littérature, etc., ne sont pas assimilables dans la science. Alors que les vieux dualismes âme/corps, hérités de Pythagore et Platon, tendent à être dépassés dans les discours philosophiques, nous en sommes encore réduits, au quotidien, à mettre en œuvre ce que l’on peut appeler un « dualisme méthodologique » : les modèles implicites que se construit un clinicien mélangent des éléments « de sens », de compréhension de l’histoire singulière du patient, et des données issues de la science, qui orientent par exemple les choix médicamenteux. La proposition d’approches synthétiques larges et transdisciplinaires va donc se heurter au problème difficile de la non-commensurabilité des deux types d’approche, scientifique d’un côté, approches de sens de l’autre : c’est-à-dire au fait que les critères de validité des unes ne peuvent servir à juger les autres.

Le regard de santé publique

La dimension de santé publique est celle qui donne aux addictions toute leur importance au niveau politique : les milliers de morts prématurées dues à l’alcool, au tabac, aux drogues, au jeu, sont les premières raisons pour lesquelles les addictions sont prises au sérieux par les pouvoirs publics. Or ce regard s’adresse à un objet qui n’est manifestement pas le même que l’addiction du clinicien ou celle du chercheur. Il suffit d’une ivresse unique pour qu’un jeune se tue au volant, il suffit d’une expérience d’injection pour contracter le sida ou l’hépatite C, il suffit de « déraper » quelques semaines dans le jeu pour être surendetté à vie : la majorité des problèmes posés à la société ne relève pas de l’addiction clinique au sens propre. L’objet du regard est donc ici bien plus vaste, incluant tout ce qui est regroupé sous les termes d’abus ou d’usage nocif. Bien des malentendus ou de faux consensus autour du terme « addiction » proviennent de la confusion entre la définition clinique et la définition de santé publique…

Et l’addiction, en tant qu’objet de l’addictologie constitue un objet encore plus vaste, puisqu’il va intégrer toutes les formes d’usage, au-delà de l’addiction, de l’abus, ou de l’usage nocif. Si Pierre Fouquet définissait l’alcoolisme comme « perte de la liberté de s’abstenir », il définissait par contre l’alcoologie comme « l’étude de l’ensemble des relations entre les êtres humains et l’alcool ». Cette approche n’est pas inutile : si l’on veut peser les répercussions sociales d’une pratique, il faut définir les coûts en termes de maladie, mais aussi d’accidents, de conséquences de l’usage. Mais il faut aussi tenir compte, le cas échéant, des bénéfices de cette pratique pour la société comme pour les individus.

Nous en venons donc à un schéma qui peut montrer les différents objets regroupés sous le terme d’addiction :

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Quel que soit l’objet d’addiction, il va le plus souvent exister une partie de la population qui est concernée, et une qui ne l’est pas. Dans le cas des drogues illicites, la partie des consommateurs est minoritaire. Pour l’héroïne, le triangle des consommateurs, même les simples expérimentateurs, serait très fin : de l’ordre de 1% de la population en France. Elle peut être au contraire majoritaire dans le cas de conduites licites, comme l’alcool ou le jeu : dans ce dernier cas, près de 50% de la population adulte est concernée.

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Parmi les expérimentateurs, ou d’une façon générale les consommateurs, la grande majorité n’a pas ou peu de problèmes : contrairement à une représentation très répandue sur « la drogue », ceci est vrai même pour les drogues les plus « dures », et les plus interdites. L’étude NESARC nord-américaine par exemple démontre qu’une petite partie seulement des expérimentateurs d’héroïne ou de cocaïne devient des utilisateurs réguliers, et, parmi eux, une partie seulement devient dépendante.

La partie « malade », celle qui regroupe les patients potentiels des services d’addictologie, est donc toujours très limitée, par rapport à l’ensemble des usagers. C’est à juste titre qu’un sociologue comme Howard Becker proteste contre la tendance à assimiler tous les consommateurs à des dépendants, par exemple en recourant au terme de « drogués » pour désigner tous les utilisateurs de marijuana. Il est illogique –mais c’est très souvent fait – d’utiliser, en matière de drogues illicites, comme indicateur principal, le chiffre d’expérimentateurs, alors que dans le même temps, pour les produits licites, l’indicateur le plus fréquent est le nombre de dépendants, d’ « addicts », de « malades » : ceci conduit à une dramatisation artificielle des problèmes de « drogue », et à une banalisation tout aussi artificielle des problèmes liés aux médicaments, à l’alcool, au jeu, aux aliments…

Mais il faut aussi souligner que, pour la santé publique, les « problèmes » pèsent plus lourdement que la « maladie » : Comme nous l’avons souligné plus haut, il suffit d’une ivresse au volant pour qu’un jeune homme se tue avec ses amis, sans jamais avoir été « alcoolique » ou « drogué », et les conséquences des « abus » ou des « excès » ponctuels pèsent très lourd, pour toutes les addictions. . L’abus ou l’usage nocif sont donc très lourds de conséquences, en termes de santé publique ou de coûts sociaux. C’est donc à juste titre, pour de bonnes raisons, que la définition de l’addiction en santé publique vise un objet différent de l’addiction clinique.

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Il est aisé de voir que le terme « addiction » renvoie, de fait, à plusieurs objets très différents.

La clinique et la recherche scientifique sont certes deux regards différents, qui visent un même objet : c’est la part « malade » des consommateurs qui, d’ailleurs, est souvent porteuse de plusieurs addictions en même temps ou successivement.

Mais la santé publique y ajoute tous les dommages possiblement liés à l’usage, ce qui construit une addiction d’un autre ordre. Et l’addiction, comme objet de l’addictologie constitue encore une troisième entité, différente des deux autres, qu’elle englobe. (Nous avons vu que Pierre Fouquet définissait l’alcoolisme comme « la perte de la liberté de s’abstenir ». Mais qu’il définissait l’alcoologie comme « l’étude de l’ensemble des liens entre les êtres humains et l’alcool »). Ceci doit inclure les études sur les usages « normaux », « aproblématiques », qui sont plus la règle que l’exception, pour toutes les addictions. Il faut en effet, si l’on veut légiférer ou réguler, prendre en compte les aspects positifs, et mettre les risques en balance avec les bénéfices éventuels d’une consommation ou d’une conduite.

Ce schéma nous permet d’illustrer les différents abords politiques existants en matière de contrôle de l’addiction :

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Une question politique

La prohibition tend à limiter l’usage au niveau de l’ensemble de la population. Elle est une réponse évidente, lorsque l’on se réfère à un modèle « monovarié » de maladie, dans lequel tout le potentiel de maladie est concentré dans la substance. Ce modèle fut l’un des premiers à faire entrer les addictions dans le champ médical, au moins depuis le travail de benjamin Rush en 1784. Le travail de Ledermannet sa fameuse « loi » vont dans le même sens : si l’on peut prouver que plus il y a de consommateurs, plus il y a de problèmes et de malades, il devient logique de prendre des mesures pour limiter le nombre de ces consommateurs. La mise en avant d’un « facteur d’exposition aux drogues », (qui fut, de façon pseudo-scientifique, mis en « équations » par Niels Bejerot) ou les travaux montrant l’importance de l’accessibilité d’un objet d’addiction vont aussi dans ce sens. L’interdit, les règlementations strictes, sont donc, logiquement, la première mesure préventive pour nombre d’addictions. Le danger de la recherche du risque zéro, allant jusqu’à la volonté d’éradication totale des « drogues » est évident, pouvant conduire à la criminalisation du simple usage personnel, ce qui est régulièrement souligné par les antiprohibitionnistes.

On en arrive assez rapidement au constat qu’il existe dans la population au moins une petite partie « d’irréductibles », qui transgressent l’interdit. Augmenter sans fin les peines encourues et persécuter les usagers finit par peser sur l’ensemble de la population, et discrédite l’ensemble de l’entreprise. C’est ce que l’on peut retenir de l’exemple radical que fut la politique iranienne en matière de drogues après la révolution islamique. L’interdiction de l’usage d’opium (pourtant longtemps traditionnel dans certains milieux) et d’héroïne alla jusqu’à l’application en grand nombre de la peine de mort pour les usagers. De longues années, et des milliers de morts plus tard, l’Iran se retrouva avec un taux record d’héroïnomanes : le remède avait été pire que le mal. La prohibition « modérée », et modulée par le grand cadre de la réduction des dommages, ainsi que par un réseau de soin de qualité, peut, au contraire, conduire à des résultats appréciables. C’est sans doute le cas de l’héroïnomanie en France : les dépendants à l’héroïne sont aujourd’hui si minoritaires qu’ils n’apparaissent guère dans les enquêtes en population générale. Les simples expérimentateurs sont de l’ordre de 1% de la population. Et la vie quotidienne des dépendants est grandement améliorée par les dispositifs de réduction des risques, ainsi que par l’accès assez facile à des traitements de substitution.

Si l’on voulait dresser un bilan de 40 années de prohibition en France, ces éléments devraient être pris en compte, mais aussi le fait que le cannabis, lui, constitue un problème totalement différent : les expérimentateurs sont très nombreux (plus de 12 millions), les dépendants peu nombreux, et la loi paraît ici totalement inadaptée : Il est irréaliste de maintenir une peine d’un an de prison pour usage simple, et absurde de soutenir une peine de 2 ans d’emprisonnement dans le cas de la conduite automobile. Cette opposition des résultats entre héroïne et cannabis devrait nous pousser à réfléchir à l’ensemble des mesures prises pour lutter contre les addictions : si tous les produits ne présentent pas la même dangerosité, s’ils ne peuvent être tous traités de la même façon, il convient, au cas par cas, de voir où situer le curseur entre prohibition et libéralisme. Le cas des produits légaux, comme l’alcool et le tabac, mais surtout le cas du jeu d’argent et de hasard, qui, en 2010, a fait l’objet d’une légalisation et d’une libéralisation partielle, peuvent servir d’exemples de régulations non prohibitionnistes. La régulation de l’usage de tabac, qui cause de 65000 morts par an, et celle de l’alcool, cause de 45000 décès, peuvent difficilement passer pour des modèles de santé publique. Mais ils démontrent la complexité des facteurs à prendre en compte, y compris l’histoire et la culture des consommations.

La loi de libéralisation des jeux d’argent en ligne pourrait constituer un modèle alternatif intéressant. Elle se situe presque à l’opposé des prohibitions, sans toutefois être complètement libérale (au sens économique et français du terme).

schema 5

Un exemple de modèle libéral serait ce que certains spécialistes du jeu (Shaffer et Ladouceur) ont nommé le « modèle de Reno » : Il s’agit, selon une logique de « pollueur-payeur », de prélever sur les revenus du jeu les moyens nécessaires au traitement des différents problèmes. Grâce à un tel prélèvement, des actions peuvent être menées à tous les niveaux utiles :

  • Une information claire de l’ensemble des consommateurs, sur ce que l’on peut ou non attendre des jeux d’argent.
  • Des actions prévention destinées à protéger les publics les plus vulnérables, notamment les jeunes.
  • Des actions ciblées sur les joueurs qui montrent des signes de risque de perte de contrôle, notamment à travers la mise en place de modérateurs, la possibilité de limiter ses enjeux, de paramétrer ses dépenses…
  • Des actions de soin, qui ont ainsi une source de financement.
  • Des recherches, tant sur les mécanismes du jeu excessif, que sur l’addictivité différentielle des jeux, etc…

Les dangers d’un libéralisme absolu sont au moins aussi évidents que ceux de la prohibition la plus dure : il suffit, pour s’en convaincre, de regarder l’effet des substances psychoactives dont l’usage est largement toléré, sinon encouragé : l’alcool est, en France, la cause de 45 000 morts par an, le tabac de 65 000.

Le premier inconvénient du « modèle de Reno » serait de s’en remettre purement et simplement à la bonne volonté des opérateurs, selon une optique de « développement durable », prônée par certains auteurs. Ces derniers soulignent par exemple que les industries de l’agro alimentaire sont les premiers contributeurs aux recherches sur l’obésité, et qu’elles sont parfois plus réactives que les états dans la lutte contre ce qui apparaît, dans les pays riches, comme un nouveau fléau. Or il est évident que cette position serait, en l’absence d’arbitre extérieur, celle d’un conflit d’intérêt permanent : Les laboratoires pharmaceutiques, dont l’objet est de produire des produits de santé, doivent eux-mêmes être contrôlés de près, et les scandales en la matière ne manquent pas. Il n’y a guère de raisons pour que des industries qui n’ont pas un tel souci des maladies et de la santé publique soient beaucoup plus vertueuses. L’argument souvent mis en avant par les producteurs d’alcool, selon lequel ils préfèrent que toute la population consomme modérément, et qu’ils se doivent, ne serait-ce que pour des raisons d’image, de lutter contre l’alcoolisme, est très discuté : pour l’alcool comme pour le jeu, une petite partie, – 10 à 20 % – des consommateurs, est à l’origine de la majorité des revenus des producteurs et des opérateurs. Ce sont donc les consommateurs les plus intensifs qui génèrent le plus de profit, et non les « dégustateurs » occasionnels, ou les gourmets les plus modérés. Et dire simplement qu’un client-consommateur est plus utile au producteur vivant que mort est évidemment vrai, mais autant pour le producteur d’héroïne ou de crack que pour les industriels respectables. L’exemple de l’alcool démontre d’ailleurs très régulièrement qu’il existe une franche opposition entre les stratégies du marketing et les visées de prévention et de santé publique : « Premix » et bières fortes visent une clientèle de jeunes gens que les acteurs de prévention voudraient voir à l’abri de ces tentations ; Les slogans publicitaires détournent et tournent en dérision d’anciens messages préventifs : « c’est trop fort pour toi », « ne commencez jamais »… Autant d’appels à l’indiscipline, au défi, au goût pour la transgression et l’épreuve ordalique des adolescents et des jeunes adultes, tendant à rabattre leur aspiration de liberté sur le simple pouvoir de consommer…

schema 6

 Le deuxième inconvénient est le risque d’une augmentation sans frein de l’offre : légitimés par leur implication dans la prévention, la recherche, et le soin, les différents opérateurs ne se voient plus opposer de limites, la consommation apparaissant de plus en plus comme une norme. On peut ainsi aboutir à une consommation généralisée, qui deviendrait une nouvelle norme sociale, faisant disparaître, quant aux pathologies et aux problèmes de santé publique, le facteur général de la consommation.

Une fois toute la population entrée dans le groupe des consommateurs, nous arriverions à l’exemple donné par l’épidémiologiste Geoffrey. Rose pour illustrer son « prevention paradox » : si tout le monde fumait 40 cigarettes par jour, le cancer du poumon ne serait plus perçu que comme une maladie génétique….

schema 7

 

Ce « prevention paradox » démontre la difficulté à associer deux façons différentes de chercher les causes d’une maladie : il existe une approche de « cas à risques », conforme à la clinique, qui consiste à isoler les raisons pour lesquelles un individu donné a développé, à un moment donné de sa vie, une maladie : on est alors en quête de facteurs de vulnérabilité, d’événements de vie, de pathologies préexistantes, etc… L’autre approche, dite « populationnelle », vise à mettre en évidence des facteurs très généraux, qui rendraient compte du fait que la prévalence d’une pathologie est supérieure dans une population, comparée à d’autres. Les facteurs étiologiques mis en évidence par ces deux approches seront, à l’évidence, de nature différente : d’un côté, des facteurs individuels de vulnérabilité génétique, psychologique, ou autres, de l’autre des facteurs d’environnement indépendants du malade concerné.

Il est logique, même sans supposer des intentions machiavéliques, que, les producteurs engagés de bonne foi dans le soutien aux recherches vont tendre à privilégier les approches de « cas à risque », qui font en quelque sorte peser la responsabilité du pathologique sur l’individu, et non sur l’environnement, sans doute modifié par la consommation à très grande échelle du produit en cause.

L’obésité, le jeu excessif, l’alcoolisme, peuvent être regardés comme des pathologies individuelles, liées à des facteurs génétiques, psychanalytiques, etc…

En quelque sorte exonérés de toute responsabilité directe, les producteurs se voient renforcés dans l’idée que la consommation peut devenir la norme pour tous, les problèmes n’étant le fait que de quelques individus prédisposés, vulnérables, ou déviants.

schema 8

Pour tous les objets susceptibles de donner lieu à addiction – c’est-à-dire tous les objets de consommation – nous oscillons donc entre deux modes de régulation qui, à l’extrême, sont tous deux mauvais :

  • D’une part, le libéralisme absolu, dont les possibles inconvénients sont évidents. La consommation d’alcool et de tabac a été largement encouragée dans notre société, et, aujourd’hui, revenir en arrière s’avère extrêmement difficile, tant ces consommations ont été « normalisées », intégrées à notre culture. Et le soin aux alcoolodépendants, l’aide au sevrage tabagique, les recherches sur les causes individuelles de ces troubles, ne sont guère de nature à répondre à une question majeure de santé publique, les 45 000 morts par an en France attribués à l’alcool, et les 65 000 dues au tabagisme.
  • D’autre part, la prohibition pure, visant à l’extrême à « l’éradication » de l’usage. Elle se heurte au minimum à l’existence d’une minorité de marginaux – ou de « résistants » – qui font fi de l’interdit et des risques qui lui sont associés. Surtout, elle ne tient pas compte de la réalité, qui est que la majorité des expérimentateurs, même pour les « drogues » les plus dures, ne deviennent pas des consommateurs réguliers, et moins encore des addicts. Elle encourt donc à la fois le risque d’être inefficace, et celui de produire tant de la délinquance qu’un « illégalisme populaire », dangereux pour la démocratie : la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis fut pour ces raisons peut-être un succès en termes de santé publique, mais certainement une catastrophe au niveau de la société. La régulation ne peut donc se construire simplement sur le fondement d’indicateurs de santé, mais doit intégrer tous les paramètres culturels, sociétaux, liés à la consommation. Il s’agit donc non d’un problème de techniciens, mais d’une question éminemment politique.

Puisqu’aucun des modèles n’est bon dans l’absolu, il faut bien imaginer des compromis, et tenir compte de ce qui fonctionne le moins mal dans les régulations existantes.

Il est aussi évident qu’un mode unique de régulation pour tous les objets possibles d’addiction n’est pas réaliste, puisqu’on ne peut pas traiter de façon similaire les aliments, le sexe, l’héroïne ou le crack.

L’éventail des possibilités pourrait s’ordonner entre deux modèles, certes loin d’être parfaits, mais plausibles : le traitement de l’héroïnomanie d’une part, celui du jeu d’argent de l’autre.

La loi de 1970 en France est indéniablement répressive à l’extrême dans la mesure où elle prévoit des peines de prison pour l’usage simple, et elle est, de ce fait, très critiquable.

Dans le cas de l’héroïne le bilan actuel de cette loi vielle de 40 ans n’est toutefois pas totalement négatif. Seulement 1% environ de l’ensemble de la population fait l’expérience de son usage au cours de la vie, la majorité respecte donc l’interdit, sans souffrances particulières. Les utilisateurs réguliers et les dépendants sont assez peu nombreux pour ne pas apparaître dans des études en population générale. Surtout, pour ces derniers, des mesures importantes viennent tempérer le cadre prohibitionniste : la réduction des risques, politique de santé publique, permet de minimiser les dommages liés à l’usage, en favorisant l’accès au matériel d’injection, en permettant une information des consommateurs, en créant des lieux de proximité où ils peuvent recevoir conseils et éventuellement soins. Le soin des dépendants, faisant une part importante aux substituts légaux, buprénorphine ou méthadone, a grandement dédramatisé la vie quotidienne d’un héroïnomane : le traitement médical a aussi un impact sociologique, et le marché de l’héroïne n’est plus aussi attractif pour les trafiquants. Ce qui est dénoncé médicalement comme « détournement » de médicaments à des fins de trafic et de « défonce » a, en partie, un impact social non totalement négatif, puisque des opiacés deviennent d’accès facile et bon marché, ce qui rend moins captive la clientèle des dealers d’héroïne (et explique en partie leur reconversion dans le trafic de cocaïne….).

Ce modèle n’est évidemment pas parfait, et l’on peut noter le paradoxe apparent que constitue le fait d’avoir à vivre comme un délinquant, passible d’un an de prison, durant des mois ou des années, avant de devenir un dépendant relevant de soin… Elle devrait donner lieu à des modifications tant techniques – par exemple création de salles d’injection supervisées– que politiques – par exemple remise en question de la pénalisation pour usage simple, du moins sous la forme de peine de prison.

De l’autre côté, une loi récente, celle de la libéralisation partielle des jeux d’argent en ligne, peut représenter un modèle très différent. Il s’agit d’une véritable légalisation d’activités jusque là illicites : le jeu d’argent a été, durant des siècles, l’objet d’une prohibition, assortie d’exceptions pour les casinos, et pour les grands monopoles d’état que sont la française des jeux et le P.M.U. Cette prohibition millénaire a donc fait place à un marché concurrentiel, selon un modèle qui se rapproche du « modèle de Reno » évoqué plus haut. Il est trop tôt pour juger des effets de ce changement, mais il faut noter que dans ce cas le libéralisme est modulé par une régulation assez importante : Tout d’abord, seuls quelques types de jeux en ligne ont été légalisés : les pronostics sportifs et hippiques, et le poker. Les jeux de casino comme les machines à sous restent interdits. L’ouverture du marché ne concerne que les jeux en ligne, qui étaient, de toute façon, difficiles à interdire purement et simplement, du fait du caractère mouvant et international d’Internet. Ensuite, les opérateurs sont soumis à un cahier des charges exigeant, tant au niveau de la protection de la jeunesse et de la lutte contre le jeu excessif, que contre le blanchiment d’argent. Surtout, des instances de régulation sont mises en place : l’ARJEL (autorité de régulation du jeu en ligne, comité consultatif des jeux pour les jeux en « dur », assorti d’un observatoire des jeux.

Dans le cas de l’héroïne, la réduction des risques et les traitements de substitution modulent tant bien que mal ce qui reste un modèle très prohibitionniste. Pour le jeu, ces régulations modulent ce qui est un modèle libéral, avec la possibilité d’éviter une expansion infinie de l’offre.

Perfectibles, ces deux approches peuvent fournir une idée des deux pôles entre lesquels pourrait s’ordonner une régulation pour tous les objets d’addiction, en fonction de leur dangerosité, ou de leur potentiel addictif supposé. La prohibition ne fonctionne que si elle est assortie de mesures de réduction des risques, et de la proposition d’alternatives jugées moins dangereuses que le produit en cause. Le modèle libéral ne fonctionne que si les divers opérateurs sont soumis à une régulation extérieure et indépendante, c’est-à-dire si une possibilité, même virtuelle, de prohibition, est présente.

Il est évident que la nourriture, ou les jeux en réseau, ne peuvent et ne doivent être règlementés de la même façon que les drogues ou les médicaments. Mais il serait trop simple – et il en est pourtant généralement ainsi – de faire comme si existaient des objets de consommation absolument mauvais et dangereux – les drogues – et d’autres totalement inoffensifs, qui ne devraient être régulés que par les lois du marché.

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Addictions sans drogue : Les jeux d’argent et de hasard, les jeux vidéos et le cybersexe

Compte-renu de l’atelier « Addictions sans drogue » animé par Aram Kavciyan, Elizabeth Rossé et Irène Codina, qui s’est déroulé aux Journées de l’ANIT, à Nîmes, les 12 et 13 juin 2008.

Au Centre Médical Marmottan nous avons développé depuis le début des années 2000 un accueil spécifique pour les personnes souffrant d’addictions sans drogue. Dans le cadre de cette consultation nous recevons principalement des joueurs d’argent et de hasard et des cyberdépendants : usagers de jeux vidéo et de sites pornographiques. Bien que nous les regroupions sous le même intitulé, ces diverses problématiques concernent des populations distinctes et ayant des caractéristiques propres.

Les joueurs de jeux vidéo (échantillon de 73 personnes) rencontrés à Marmottan :
Ce sont majoritairement des hommes (à 96%) et
des jeunes (70% sont âgés de moins de 25 ans)
83% d’entre eux se déclarent célibataires
73% habitent chez leurs parents (les deux ou l’un des deux).

Il nous semble intéressant de souligner une information en lien avec leur scolarité ; en effet les joueurs (en écho avec leurs parents) repèrent deux moments qu’ils présentent comme des décrochages : le premier a 14 ans en 4ème ou 3ème ; le deuxième au lycée, ce qui les aura amenés à redoubler voire à se trouver en difficulté particulièrement en terminale à l’approche du baccalauréat.

Les joueurs d’argent (échantillon de 109 personnes) :
– Ce sont des hommes à 80 %
– 90 % ont plus de 30 ans et un tiers ont 50 ans et plus
– 50 % vivent en couple ; 24 % au minimum sont séparés
– 58 % au minimum ont des enfants mais sur ces 58 %, la grande majorité ne les ont pas à leur charge
– 35 % au minimum sont dans une situation professionnelle précaire (chômage, intérim, inactivité)
– 37 % au minimum ont fait des études supérieures
– 25 % au minimum n’ont pas de logement indépendant
– Dans 21 % au minimum des cas, c’est la famille qui est à l’origine de la démarche

Les cyberdépendants sexuels (échantillon de 23 personnes : Une cinquantaine accueillis depuis 2006, mais seules 23 fiches statistiques sont exploitables)
– Tous sont des hommes
– 20 sujets sur 23 ont entre 30 et 50 ans, seuls 3 sujets ont moins de 30 ans
– 20 sujets ont comme motif principal de consultation une dépendance aux sites pornographiques sur internet avec masturbation
– 9 disent avoir commencé pendant l’enfance ou l’adolescence (entre 10 et 16 ans)
– 16 sont dépendants depuis au moins 10 ans
– 16 vivent en couple, 8 ont des enfants

Avant de poursuivre, nous souhaitons rendre compte du développement de ces consultations à Marmottan.

Le Dr Marc Valleur, chef de service, s’est toujours intéressé à la situation des joueurs pathologiques et les reçoit depuis plus d’une dizaine d’années en consultation.

Pour ce qui est des joueurs de jeux vidéo, se sont des parents inquiets de voir leurs enfants passer des heures et des nuits sur un ordinateur qui nous ont fait part de cette situation les premiers. Petit à petit, les joueurs sont venus nous rencontrer, souvent sur insistance de leur entourage mais de plus en plus, certains se mobilisent d’eux-mêmes.

Par la suite, des « accrocs » aux sites pornographiques à la recherche d’un lieu de soin prenant en compte la dimension addictive de leur comportement et opérant un croisement avec la question d’internet, se sont présentés à la consultation après parfois quelques essais de prises en charge infructueux.

Ces éléments n’expliquent pas l’accroissement très important de ces consultations. Pour ce faire, il faut prendre en compte le développement récent d’internet et l’émergence de nouvelles pratiques.

En ce qui concerne les jeux d’argent et de hasard, on peut penser que l’augmentation de l’offre de jeux ces dix dernières années, le nombre croissant de jeux où l’on peut gagner suffisamment gros pour voir sa vie transformée, le changement de devise (passage à l’euro), l’accessibilité facilitée à des crédits à la consommation multiples et sans contrôle, ainsi que l’ambiance sociétale (perte du pouvoir d’achat) ont participé à un accroissement des joueurs et donc des comportements problématiques.

Quant aux dépendants sexuels, l’apparition non recherchée sur l’écran de publicités pour des sites pornographiques (« pop-up »), une fois que l’utilisateur a été repéré comme usager habituel et la multiplication des liens vers ce type de sites n’ont fait que faciliter la boulimie d’images.

L’hypothèse la plus probable est que cette forme de souffrance était déjà présente antérieurement, à minima la plupart du temps (comme indiqué précédemment, certains de nos consultants ont déjà eu recours à des psychothérapeutes), mais qu’elle s’est amplifiée via internet et qu’elle trouve dans notre consultation une écoute spécifique.

Afin de relier ces différentes problématiques à celles plus connues dans nos institutions que sont la toxicomanie et l’alcoolisme, il convient de se questionner sur la place du corps.

Ce dernier est au centre de l’expérience avec des substances psychotropes.

Pour ce qui est du joueur pathologique, il y a une symbolisation à l’aide d’un médium central dans notre société : l’argent. Le joueur risque sa vie en pariant plus que ce qu’il ne possède et non plus directement son corps.

Chez les joueurs de jeux vidéo, on assiste à une absence de corps : place au « perso » (personnage), l’avatar de pixels, substitut du joueur au sein de l’univers persistant dans lequel il se bat, meurt, revit, échange…

Pour les dépendants des sites pornographiques, le corps est au centre de leur comportement avec parfois un retour intense dans la douleur lors des tentatives d’abstinence.

Aspects cliniques

Les joueurs de jeux vidéo

Nous tirons ici quelques réflexions à partir des suivis cliniques effectués. Distinguons tout de suite trois grands profils :

– les personnes souffrant de troubles psychiques graves et qui trouvent un nouvel étayage au sein de ces jeux de rôles ; pour ces consultants, il est important de les orienter le plus rapidement possible vers un lieu pouvant leur offrir des soins appropriés (centre médico-psychologique par exemple) ; cela n’exclue pas de poursuivre une prise en charge centrée autour du jeu.

– Des jeunes gens aux prises avec le conflit « ordinaire » parents/adolescent qui se cristallise autour d’une pratique excessive des jeux en ligne. En général ces suivis sont de courte durée et se déroulent plus sous la forme de bilans.

– Des personnes englouties dans une pratique addictive et pour lesquelles se conjuguent un certain nombre de difficultés tant au niveau psychologique qu’au niveau familial.

Lorsque l’on s’interroge sur la question des réalités physique et virtuelle concernant ce public, il apparaît en premier lieu que ces pratiques excessives de jeux en ligne visent à fuir une réalité souvent perçue comme inquiétante et peu maîtrisable.

Les joueurs relatent un premier décrochage au collège, une période riche en changement. En effet, à la métamorphose pubertaire et au bouleversement psycho-morphologique propre à cet âge, s’ajoute le changement de cycle scolaire qui semble faire écho aux transformations internes (l’élève n’a plus un mais des professeurs et est invité à changer de lieu d’apprentissage à chaque horaire). Cette perte de référent et cette modification spatiale dans un corps méconnu peut entraîner des angoisses fortes à l’égard de la réalité physique. La réalité virtuelle, quant à elle, offre un cadre rassurant.

L’écran limite le regard tout en proposant des univers magiques où la prévisibilité est entière ; ainsi, si le joueur exécute correctement la tâche qui lui incombe, son évolution dans le jeu est garantie et gratifiante. Dans les jeux vidéo, les règles sont simples et arbitraires ; la machine ne juge pas à la « face ». Échappant à la complexité des rapports humains et à leur surprise, les joueurs compensent leur manque d’emprise dans le réel par un investissement toujours plus grand dans le virtuel.

La fin du collège signe aussi l’intensification des relations entre pairs de sexes opposés ; c’est aussi l’âge des premiers émois et aussi des premières déceptions amoureuses. Le lycée confirme ces tendances qui ont pris racine quelques années auparavant. Pour certains, l’engloutissement dans la réalité virtuelle est la seule manière d’être au monde : paroles d’un joueur de 17 ans : « De toute façon mon corps était mort, je vivais dans le virtuel ».

Lorsque nous rencontrons ces joueurs, cela fait déjà quelques années qu’ils ont créé des liens avec d’autres par l’intermédiaire des forums autour du jeu, tandis que leurs relations avec des personnes physiques se sont amenuisées parfois jusqu’à une complète disparition. Renoncer au jeu signifie perdre ses copains et implique surtout de rencontrer des gens « In Real Life ».

Il n’est pas facile de se confronter à ce que l’on fuit avec application et notamment la relation à l’autre sexué, cette nouvelle réalité physique dans laquelle ils ne se sentent pas à l’aise. Souvent leur représentation de la relation amoureuse a été mise à mal soit par une déception vécue, soit par un événement survenant au sein de leur famille. Ce sont des personnes qui ont du mal à faire confiance.

La famille joue un rôle très important dans cette problématique avant tout adolescente ; c’est au sein de la famille que se déroule cette pratique « domestique ». Sous le regard de leurs parents, ces adolescents voyagent vers des aventures fantastiques. Cette situation spatiale (réalité physique), semble faire écho à la difficulté d’élaboration de la séparation chez ces adolescents.

Les familles peuvent donc être invitées à consulter avec l’accord du joueur de jeux vidéo ; Elles verront un soignant différent de celui qui reçoit leur proche. Cette orientation est expliquée le plus clairement possible à chacun.

Si la situation le nécessite, on proposera un entretien familial qui regroupera parents et enfant. Les caractéristiques de ces joueurs (âge et logement) nous ont incité à mettre en place ce dispositif. La tension au foyer est parfois importante et les conflits nombreux. Souvent le thème concerne l’usage de l’ordinateur. Mais au cours de ces entretiens, ce sont d’autres sujets sur lesquels parents et adolescents n’arrivent pas à communiquer qui émergent.

Cybersexe

Compte tenu de la venue très récente de ces personnes à Marmottan et du peu de sujets accueillis par nous-mêmes, les psychologues (25 environ), c’est une évidence de dire que nous manquons totalement de recul et qu’il en est ainsi pour la grande majorité de nos institutions.

Ceci étant posé, quels sont les éléments qui nous donnent l’impression d’être en terrain déjà connu :

– Le premier, c’est sans doute leur sentiment de dépendance, d’esclavagisme ; tous disent avoir essayé de mettre une fin à ce processus et ne pas y être parvenus, en dépit des conséquences négatives qu’il entraîne. Ils font une démarche parce qu’ils sentent qu’ils n’arriveront pas seuls à s’en sortir ;

– Le deuxième, c’est la fréquence avec laquelle ils nous disent avoir souffert antérieurement ou souffrir encore, au moment où ils consultent, d’une autre addiction (drogue, alcool, jeux d’argent, jeux video, achats compulsifs) ;

– Le troisième, c’est la tendance qu’ils ont ou qu’ils redoutent, de se sentir obligés de regarder des scènes de plus en plus « hard », pour parvenir à un niveau d’excitation aussi intense que celui éprouvé au début de leur pratique ;

– Le quatrième qui, par contre, ne se retrouve pas chez tous les sujets ou pas avec la même intensité, c’est l’expression d’un syndrome de manque, non seulement psychologique mais physique (très fortes douleurs musculaires notamment) lorsqu’ils tentent de s’abstenir. Par rapport à ce processus, on peut se demander, comme pour d’autres formes d’addiction, quelle est la part du psychique et du neurobiologique

D’autre part, ils ont tous un point commun : leur intérêt pour la pornographie et la masturbation qui l’accompagne toujours, a commencé avant leur connexion sur internet et certains vont d’ailleurs, simultanément à l’ordinateur mais de façon moindre, vers d’autres supports de pornographie. Mais internet a décuplé pour tous cette conduite dont ils ont grande honte.

Quant à ce qu’ils regardent comme sites, quant aux rêveries diurnes que les images engendrent et quant aux fantasmes plus ou moins enfouis qu’elles alimentent, je dirais aujourd’hui qu’ils me paraissent bien diversifiés.

Alors, parce qu’ils trouvent dans la pornographie – qui relève du point de vue le plus manifeste du voyeurisme – un moyen d’avoir une excitation sexuelle qui les mènent, via la masturbation, à une jouissance complète, faut-il dire que nous sommes dans tous les cas devant des pervers ? Rapidement dit, je rappelle que dans l’acception psychanalytique classique, une forme stable de jouissance sexuelle qui ne relève pas du stade génital, peut être qualifiée de perverse. Du coup, ne devrions-nous pas les orienter vers des structures psy plutôt que les accueillir dans nos CSST futurs CSAPA ?

En revanche, si on se réfère à un auteur comme Robert Stoller, par exemple, seule peut être qualifiée de perversion, une forme érotique de la haine, un fantasme d’hostilité, de vengeance masquée, privilégié, nécessaire à une satisfaction totale, destiné à transformer un traumatisme infantile en triomphe adulte.

J’avoue qu’à l’heure d’aujourd’hui, cette question de diagnostic me paraît bien complexe. A côté de la perversion, ne peut-on pas dire qu’il existe des « états pervers transitoires » ?

Personnellement, je n’ai reçu qu’un seul garçon, très jeune d’ailleurs, qui regardait et téléchargeait, minoritairement, des images pédophiles. Outre qu’il avait été suivi psychologiquement avant sa venue et qu’il demandait encore une aide, une de ses craintes, bien que regarder des images pédophiles relève d’une condamnation pénale, était que l’arrêt de cette pratique ne l’amène à assouvir ses pulsions dans la réalité. Lui je l’ai orienté avec son assentiment..

En ce qui concerne les autres, je distingue actuellement deux catégories :

– Ceux qui selon les aléas de leur vie amoureuse, ont eu, n’ont pas eu ou beaucoup moins eu, pendant plusieurs années parfois, d’addiction à la pornographie. Dit plus simplement, quand ils se sentaient bien avec leur partenaire, ils n’allaient pas vers les sites ou beaucoup moins, quand cela n’allait pas avec leurs partenaires, ils y allaient. On pourrait dire que leur comportement était déviant par période.

Reste bien entendu pour eux toute la difficulté d’approfondir la question du « ça n’allait pas ». Si en effet, tous reconnaissent que leur conduite déviante a contribué à éloigner leur compagne d’eux, ce n’est qu’à certains moments de leur suivi qu’ils élaborent d’autres réponses à cette question, en rapport avec leur histoire.

– Ceux qui tout en ayant une vie affective et sexuelle stable et satisfaisante (mais ennuyeuse), allaient simultanément vers des sites pornographiques, poussés par la recherche du mystère, du risque, de la transgression, manifestant ainsi une forme de fonctionnement psychique bien clivé.

Quant aux facteurs étiopathogéniques, tous font état d’épisodes de dépression antérieurs à leur addiction, expriment un profond sentiment de dévalorisation personnelle, un sentiment d’incertitude quant à leur identité, non pas seulement sexuelle, mais parfois leur identité tout court.

Certains se souviennent avoir vécu des traumatismes sexuels répétés et divers, d’autres découvrent souffrir d’une angoisse de séparation aiguë, d’autres présentent des troubles narcissiques sévères.

Aspects institutionnels

Par rapport à la pluridisciplinarité de nos équipes sur laquelle nous avons l’habitude de nous appuyer, les addictions comportementales nous amènent à solliciter l’intervention sociale, éducative et médicale de manière spécifique en fonction de chaque problématique.

Pour ce qui est des joueurs pathologiques, l’intervention sociale constitue une approche importante dans le cadre d’un accompagnement vers la réalité, de la dette notamment. Avec une certaine réserve : En effet, dans les premiers temps de la prise en charge les joueurs sont dans un état second, comme sonnés, ils ne réalisent pas pleinement leur situation. La confrontation à « la réalité dure » peut être violente et amener certains à rompre la relation thérapeutique.

Introduire un médecin dans la prise en charge s’effectue le plus souvent autour de l’idée de la nécessité d’une prescription d’un traitement (anti-dépresseur, anxiolytique, somnifère) ; une bonne partie des joueurs sont suivis, d’ailleurs, avant leur venue, par leur médecin généraliste, pour état dépressif.

La situation des joueurs de jeux vidéo ne nécessite pas la plupart du temps d’intervention sociale. Nous pensons plus à une approche éducative avec ces jeunes. Actuellement les prises en charge sont duelles, mais proposer deux référents, un pour le joueur, un pour sa famille, présente un intérêt pour faciliter sa réflexion sur son rapport à ses parents et à son ordinateur. Pour ces « accrocs » des jeux vidéo, aucune intervention médicale n’est proposée à Marmottan même. Si cela s’avère nécessaire en termes de troubles associés, une orientation est effectuée. A Marmottan, pas de réponse chimique, la parole est souveraine.

Quant aux personnes dépendantes des sites pornographiques, nous commençons à en suivre certaines en duo, psychologue-médecin, lorsque l’idée d’un traitement parait pertinente et qu’elle est bien sûr acceptée par le patient.

Dans certaines situations qui peuvent concerner autant un jeune « hardcore gamer », qu’un joueur pathologique ou qu’un « accroc » des sites pornographiques, recourir à un lieu de pause, nous apparaîtrait utile et nécessaire. Or si pour les joueurs d’argent et de hasard cela s’avère possible et déjà réalisé au sein de notre centre médical, par exemple, pour les autres problématiques cela est beaucoup moins évident. Nous manquons de lieux de rupture pour de jeunes adolescents en situation de crise au foyer et plus encore pour les personnes dépendantes des sites pornographiques qui souhaiteraient parfois changer de contexte de vie.

La prise en charge des ces addictions comportementales questionne aussi les représentations des soignants. L’aspect divertissant du jeu contribue à la « non prise » au sérieux des problématiques qui s’y rattachent ; les jeux vidéo touchent les soignants dans leur vie personnelle : soit ils sont pratiquants eux-mêmes, soit leurs enfants le sont… Enfin la sexualité renvoie chacun au plus profond de son intimité.

Conclusion

Ces différentes problématiques nous invitent à réfléchir, comme pour la toxicomanie, aux rapports de l’humain avec la jouissance et la mort.