La drogue et le sens

En 2005, Marmottan a assuré 69 746 consultations, reçu 3 156 personnes, pris en charge 1 544 toxicomanes et a atteint le chiffre de 1 462 publications.
Mais l’année 2005 a surtout été marquée par la fin du financement par la MILDT du pôle documentaire de Marmottan et par tous les efforts nécessaires pour comprendre le sens de cette mesure et trouver une solution à cet état de fait.
La brutale négation de 18 ans d’un travail universellement reconnu au sein de l’association Toxibase a évidemment été ressentie comme une blessure par tous les membres de l’équipe et par nos partenaires.
Malgré le caractère très technique et économique (« c’est Bercy ») des raisons mises en avant pour justifier cette décision, elle est apparue d’abord comme un désaveu de Marmottan, renforcé récemment par l’arrêt des subventions à la revue Psychotropes. Pourquoi tant d’acharnement ? C’est ce que nous devons aujourd’hui tenter de comprendre.
Nous avons dû mobiliser une énergie considérable avant de commencer, enfin, à entrevoir une issue qui conserve à Marmottan son pôle formation et documentation, sans lequel l’institution ne serait plus elle-même.

Remercions tous ceux qui oeuvrent à la recherche de cette solution : l’administration du Groupe Public de Santé de Perray-Vaucluse en premier lieu, qui a permis de ne pas brutalement mettre fin au travail de Clotilde Carrandié, la documentaliste dont tous les intervenants connaissent l’engagement et le professionnalisme.

Mais aussi tous les partenaires, cliniciens, chercheurs, universitaires, français et étrangers, dont un certain nombre a eu le courage de s’exprimer sur le site du « blog » Marmottan.

Aussi les politiques – de tendances très diverses – qui se sont émus de cette décision, comme Mme Payet, sénatrice de la Réunion, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, sénatrice de Paris, les élus communistes du Conseil de Paris…

Et Monsieur le ministre de la santé qui, dans sa réponse, reconnaît l’importance du travail effectué et la nécessité de poursuivre cette activité.

La dimension politique – au sens le plus noble du terme – de la question posée par cette menace de fermeture est en effet primordiale.

Marmottan est depuis son origine plus qu’un simple lieu de soins : c’est aussi, et nécessairement, un lieu de réflexion et d’élaboration permanentes, où, après avoir dans les années 70 contribué à construire le « toxicomane » comme entité digne d’intérêt, nous travaillons aujourd’hui à définir le champ des »nouvelles addictions ».

Cette redéfinition incessante à la fois de notre champ d’intervention et des modalités de réponses est le seul moyen de rester en phase avec des problématiques qui sont toujours de vrais problèmes de société, de lutter contre les routines stérilisantes et contre l’usure des soignants, toujours confrontés à l’urgence et au risque de violence.

L’intervention en addictologie, comme en toxicomanie, s’accommoderait d’ailleurs mal de certitudes, tant elle est à l’évidence une réponse actuelle à des problématiques éternelles qui ont, longtemps, relevé de la religion et de la morale : en ce domaine plus encore que dans d’autres, il serait dangereux de croire qu’une approche technique ou scientifique suffise, qui pourrait se passer d’un regard « politique » sur elle-même et sur sa fonction sociétale.

Toxicomanes ou « addicts » ne sont pas simplement des malades relevant de techniques de soin, mais aussi des sujets et des citoyens qui interrogent une société productrice des conditions de leur addiction : cela est d’ailleurs aussi vrai des diverses formes de malaise chez les jeunes, ou des troubles de la conduite chez les enfants…

Le passage de la drogue et de la toxicomanie aux addictions aurait pu passer pour un affadissement des pratiques, une façon de s’adresser à des patients moins marginaux, moins en révolte. Mais il faut rappeler que nous continuons à recevoir, en priorité, des toxicomanes : au niveau des produits, le paysage s’est quelque peu stabilisé cette année, avec toujours beaucoup d’utilisateurs d’opiacés « légaux », de cocaïne et de crack, mais aussi un usage croissant d’alcool… Précarisation croissante et lourdeur de la psychopathologie caractérisent les toxicomanes d’aujourd’hui et l’interface avec le secteur psychiatrique est souvent difficile.

Il faut aussi souligner que nos « nouvelles consultations », où nous recevons entre autres cocaïnomanes mondains ou cadres »dopés », nous permettent de mesurer toute la réalité des drames humains générés par le jeu pathologique, qui concerne de plus en plus des personnes en situation de grande précarité.

Il serait donc absurde d’opposer aux drames des joueurs et des nouveaux « addicts » ceux des toxicomanes ou des alcooliques…

Sauf si l’on voulait entériner une fonction, trop pratique, de bouc émissaire, finalement rassurante, qu’ont toujours eu la « drogue » et les »drogués : « ne mettons pas en question nos habitudes de pensée et de consommation, combattons celles des autres, et tant pis si les consensus se font au prix de la persécution des toxicomanes et des marginaux. »

La mise en avant des dangers du cannabis, depuis le dernier plan de la M.I.L.D.T, relève en partie de cette logique, comme la mise en veilleuse de la lutte contre l’alcoolisme ou le refus de prendre en compte le jeu pathologique.

On peut certes défendre l’utilité des consultations cannabis (celle de Marmottan s’est inscrite naturellement dans notre pratique), mais en soulignant que ces consultations n’ont pas généré un afflux incontrôlable de jeunes adolescents. On peut aussi saluer le fait que son caractère hautement cancérigène ait été exposé de façon crédible par une revue de consommateurs. Mais point n’est besoin pour cela de diaboliser les trop nombreux jeunes qui en font un usage plus ou moins régulier, et majoritairement convivial.

Point besoin surtout de croire qu’il faut mentir pour prévenir : une politique digne de ce nom devrait accepter au moins une certaine indépendance de la clinique et de la recherche, et non tenter de contrôler jusqu’aux résultats des études épidémiologiques (On a fait grand bruit de l’étude de 6O millions de consommateurs, qui « allait dans le bon sens », et tout fait pour passer sous silence la remarquable enquête SAM (Stupéfiants et Accidents Mortels), qui aurait pu permettre de dédramatiser un peu la question : une aussi belle diabolisation que celle de la drogue au volant aurait pu être affadie par quelque chose d’aussi insignifiant que la vérité scientifique…).

On sait combien il est difficile de poser clairement les bonnes questions dans des domaines aussi surchargés de passions et de préjugés, et où les surenchères démagogiques tiennent trop souvent lieu de réflexion.

Le contexte sécuritaire, associé aujourd’hui à un évident manque de compréhension à l’égard des mouvements de la jeunesse conduit à la trop facile stratégie de recherche de boucs-émissaires. Sans papiers, clandestins, inexpulsables, certains de nos patients s’en retrouvent dans des situations proprement kafkaïennes.

Ce contexte explique pourquoi, à la surprise de certains intervenants, Marmottan n’a pas soutenu la demande de classement de la buprénorphine comme stupéfiant, alors que nous avions, dès le début, signalé les dérives et les usages détournés du Subutex®.

Cette demande, faite au moment où des mesures de contrôle par l’assurance maladie commencent à produire leur effet, nous paraît en fait contre productive. Il n’est certes pas facile d’admettre qu’un médicament est aussi utilisé comme modalité sociale de dédramatisation de l’accès à des « drogues », mais c’est malgré tout une fonction que remplit cette molécule, et il y a une certaine hypocrisie à ne pas l’admettre…

Gageons que les préoccupations sécuritaires, qui vont plus que jamais être mises en avant dans l’année à venir ne feront que dramatiser ces questions, et que la drogue bouc émissaire sera convoquée pour ranimer les peurs, au détriment des analyses sérieuses et surtout de la prise en compte des dangers des drogues licites, comme des addictions sans drogues.

Celles-ci, au premier rang desquelles il faut placer le jeu pathologique, sont en effet de véritables problèmes de santé publique non traités, que ce soit au niveau d’études épidémiologiques, d’actions préventives, ou de dispositif thérapeutique…

Mais elles se prêtent beaucoup moins aux récupérations démagogiques et à la diabolisation : parce qu’ici, les « drogués » ressemblent à monsieur tout le monde, mais surtout parce que le principal »dealer » est l’Etat lui-même, qui à la fois interdit, s’accorde les dérogations, et est censé contrôler ce qu’il vend et qui lui profite…

Et force est de constater de façon générale que si les addictions deviennent les maladies du XXIème siècle, c’est parce que la société de surconsommation où nous sommes encourage tous les mécanismes producteurs de ces « pathologies ».

Sans doute faut-il ici chercher ce qui dans Marmottan dérange, en ne permettant pas de considérer la question de la toxicomanie comme purement technique, soluble dans la bonne application de bonnes pratiques médicales.

L’addiction, toxicomanie ou jeu pathologique, comporte toujours à la fois une dimension de dépendance qui tend vers le physiologique, dans lequel se perd le sens initial de la conduite, et qui aboutit à une « mécanisation » de l’existence.

Mais elle comporte aussi une part « ordalique » de révolte contre cette mécanisation, de recherche de sens, de quête de limites et de repères.

A ne voir qu’un seul de ces aspects, on rate soit la « part malade » du toxicomane ou de l’addict, soit, ce qui est au moins aussi grave, la part de sens qu’a eu l’engagement du sujet dans une conduite à risques de dépendance.

Nous sommes effrayés par le caractère technocratique et totalement arbitraire avec lequel a été traité le travail effectué depuis 18 ans par notre pôle documentaire.

Mais ce sentiment d’injustice fait écho à ce que vivent de nombreux citoyens, et particulièrement des jeunes, lorsqu’à leur quête de sens, de repères, de valeurs, on répond par des justifications économiques, comme si les seules lois étaient les « lois du marché ».

Il ne faut pas s’étonner que, comme dans la légende Antigone, ou Tristan et Iseut, ils en viennent à mépriser la loi de la cité, et à rechercher – proies dès lors pour toutes les sectes, et tous les intégrismes – des lois qui leur paraîtraient plus profondes et plus légitimes.

Marc Valleur.