Addictions, nature et culture

Le dernier numéro de la revue Psychotropes publie les actes du colloque « Addictions, corps et âme » organisé à l’occasion des 40 ans de l’hôpital Marmottan, en juin 2011.

Editorial, par Michel Hautefeuille

Lorsque, par son volet compassionnel, la loi du 31 décembre 1970 jetait les bases d’une réponse thérapeutique aux problèmes de drogue, il était peut-être difficile d’imaginer que certaines structures seraient encore adéquates quarante-un ans plus tard. Pourtant, nous avons vu émerger depuis une discipline nouvelle et en pleine expansion : l’addictologie, et celle-ci touche à des domaines si vastes qu’elle peine à être contenue dans l’univers de la médecine et de la biologie. La clinique des addictions ne se résumera jamais à une technique « standardisable », le plus important restant de l’ordre de la qualité de relation et d’écoute. Les addictions ne seront jamais des « maladies comme les autres », et dire que la toxicomanie est « une maladie chronique du cerveau » n’a pas grand sens. Par ailleurs, il faut aussi faire place aux addictions sans drogues, aux « pharmaka » non chimiques, comme le jeu pathologique, qui sont de plus en plus reconnues comme des causes de souffrances individuelles et de coûts sociaux non négligeables.

Dans toutes les approches de la souffrance psychique se pose alors la question des limites de la science, à travers l’opposition entre explication et compréhension, histoire singulière et faits généralisables, valeurs et faits objectifs. Les problèmes soulevés sont aussi complexes qu’anciens : il s’agit de reposer sur de nouvelles bases les oppositions entre le « bio » et le « psycho », les sciences « dures » et les « douces » (selon l’expression de Michel Serres), sinon la nature et la culture, voire le corps et l’âme…

À cette dimension épistémologique s’ajoute la tension entre liberté individuelle – liberté de consommer – et devoir de protection des citoyens, de plus en plus citoyens-consommateurs. En effet, que la société produise et promeuve les objets mêmes dont elle prétend protéger les individus est une évidence. L’addict d’aujourd’hui est devenu la caricature de notre société, la victime de ses injonctions, et de l’idée que la consommation peut « réenchanter le monde ».

Les addictions remettent en question le champ de la prévention, en y révélant des enjeux éminemment politiques, notamment quant aux mesures de limitation de consommation imposée au plus grand nombre, au nom de la protection d’une minorité de personnes « vulnérables ». Or, nous ne disposons pas d’une théorie unique de référence, d’un dogme derrière lequel nous pourrions nous abriter : scientifique, médical, psychanalytique, ou sociologique. Cette théorie doit sans cesse se réfléchir elle-même, s’interroger sur ses conséquences, non seulement pour les patients pris en charge, mais aussi sur l’impact qu’elle peut avoir sur la façon dont la société appréhende les « addicts » de toute sorte.

Ce sont ces interrogations qui ont été au cœur du congrès organisé pour le quarantième anniversaire du Centre Médical Marmottan sur le thème : « Corps et âme : les addictions » et qui nous sert de dossier dans ce numéro.

Une réflexion sur l’âme ne peut se faire, ainsi que le rappelle Dany-Robert DUFOUR sans évoquer la philosophie grecque et sa conception tripartite de l’âme, où le thumos est tiraillé entre l’âme d’en bas (épithumia) , siège de toutes les appétences et de toutes les pulsions, et l’âme d’en haut (noûs) l’élément de l’intelligibilité. Même s’il devrait y avoir « une prévalence nécessaire de l’intelligibilité (…) sur la pulsionnalité », force est de constater que nous vivons dans un monde qui « exalte et excite le fonctionnement pulsionnel ». Par cette absence d’obstacle aux pulsions, le développement des addictions y trouve une partie de leur raison d’être.

Un autre phénomène entre en compte, c’est ce que Yves MICHAUD appelle l’industrialisation de l’hédonisme et les nouveaux visages que peut revêtir celui-ci, que ce soit en terme d’expérience sensorielle et corporelle, de détente, de relâchement et de libération ou enfin de bien-être.

C’est également l’idée que développe Isabelle QUEVAL à travers une réflexion sur les nouveaux cultes du corps et le culte de l’entretien de soi. Le corps est instrumentalisé, appréhendé comme objet de jouissance mais avec l’obligation de « bien faire ». Cette perfectibilité devient addiction « privilégiant les moyens sur la fin ». Ainsi « l’injonction d’autonomie, la déprise du collectif amènent les individus à ne devoir compter que sur eux-mêmes pour espérer réussir leur vie ».

Mais l’indépendance et la liberté n’existent que par le système de protection collective qui l’accompagne, système qui a été, ainsi que nous le dit Robert CASTEL, profondément mis à mal depuis les années 70 et perçu comme un frein au développement et à la compétitivité des entreprises. Cette « grande transformation », cette fragmentation sociale, ces des-affiliations, fragilisent encore plus les populations précaires auxquelles appartiennent par exemple les toxicomanes.

Le thème de ce dossier renvoie également à cette partition, à cette opposition vieille comme le monde entre l’âme et le corps. L’illustration récente de cette dualité se traduit par des échanges, parfois des querelles, opposant le « bio » et le « psycho » et qui se développent de plus en plus, notamment depuis que la pharmacologie ou la neurobiologie proposent leurs modèles de compréhension des pathologies mentales. Pour concilier ces deux types de recherches, il convient de trouver des terrains d’étude communs. C’est la proposition que nous soumet Jean-Pol TASSIN avec l’humeur comme « paramètre directeur des discussions entre « psy » et « bio ». Cet auteur a montré que l’humeur était liée aux interactions entre sérotonine, dopamine et noradrénaline et qu’il y avait un contrôle réciproque entre système noradrénergique et système sérotoninergique. La prise de drogues entraine un découplage de ces deux systèmes qui se traduirait par une perturbation de la régulation de l’humeur. Mais l’auteur souligne le fait que l’humeur est également « une expression d’éléments inconscients qui rassemblent et re-présentent l’histoire de l’individu. »

Bien qu’en total accord avec Jean-Pol Tassin, Marc VALLEUR s’interroge sur l’intérêt de raviver ces tensions entre « sciences dures » et « sciences douces », opposition où les scientifiques accuseraient les « psys » d’obscurantisme et où ces derniers accuseraient les scientifiques de réifier le sujet et sa souffrance. L’histoire de la psychiatrie et de l’addiction nous montre que ce type d’opposition est très ancien et pose la question de savoir si ces pathologies doivent être approchées par la science ou par le sens. Le problème est que les critères d’approche de l’une ne sont pas compatibles avec les critères de l’autre. Au bout du compte, « le clinicien se trouve, de fait, dans une situation de dualisme méthodologique – et non ontologique – qu’il vaut mieux assumer qu’ignorer dans notre pratique clinique ». En effet, « plus le champ de référence sera étroit et « pur », plus l’atmosphère raréfiée du contexte thérapeutique risquera de stériliser le traitement ».

Au-delà des conceptions et des modèles explicatifs, ce dont il est question c’est bien sûr de l’attitude thérapeutique qui en résulte et l’efficacité de celle-ci. Cette évaluation est bien souvent difficile à réaliser. C’est pourtant à cette tâche que se livre Louise NADEAU à travers les travaux réalisés sur l’étude des psychothérapies et de leur efficacité pour les problèmes de santé mentale. Il apparaît deux choses essentielles. La première est que « la thérapie est efficace et aucune technique n’est supérieure à une autre ». La deuxième souligne le fait que l’efficacité réside en réalité dans la qualité de l’alliance thérapeutique et de la relation instaurée entre le thérapeute et son patient.

Autre pratique et autre technique, mais au sein de laquelle l’alliance thérapeutique et le transfert prennent toute leur place, Jean-Louis PEDINIELLI et all. fait le point sur l’apport de la psychanalyse dans le domaine des addictions et de son utilité au sein du dispositif de soins. La psychanalyse en tant que théorie, méthode et pratique propose une autre écoute qui, à distance du recueil des faits, s’intéresse au désir. Mais elle permet aussi au sein des institutions de mener une réflexion sur différentes conceptions de l’addiction, sociétale, psychologique ou médicale.

Enfin, pour clore ce numéro et en guise de varia, nous vous proposons le texte de Marc LEVIVIER sur le thème « Addiction, pharmacon et néoténie ». Ce texte se positionne en cohérence avec ce qui fut débattu dans le cadre du congrès du quarantième anniversaire du Centre Médical Marmottan, notamment autour des interventions de B. Stiegler et de D.R Dufour. Le terme de néotonie proposé par le zoologiste Julius Kollman en 1884 décrit la capacité, pour certaines espèces de différer leur maturation et ainsi de « retenir leur jeunesse ». L’idée va être transposée à l’homme et ainsi naîtra l’idée d’homme néoténique. L’homme entretient un rapport spécifique à la dépendance, « devenant chaque fois plus dépendant des artéfacts ou des objets techniques qu’il crée » et qui peuvent en ce sens être considérés comme des pharmaca.

Sommaire

Dossier : Addictions, nature et culture

• Dany-Robert Dufour : La topique grecque de l’âme et les addictions
• Yves Michaud : Sur l’industrialisation contemporaine de l’hédonisme
• Isabelle Queval : Nouveaux cultes du corps : de la production de soi à la perfectibilité addictive
• Robert Castel : Liberté individuelle et solidarités
• Jean-Pol Tassin : l’humeur comme médiateur
• Marc Valleur : Les addictions, la science et les approches de sens
• Louise Nadeau : Les études sur l’efficacité de la psychothérapie
• Jean-Louis Pedinielli et Agnès Bonnet : Pratique psychanalytique et addictions

Varia

• Marc Levivier : Addiction, pharmakon et néoténie

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