[podcast] Addictions contemporaines et conduites ordaliques

Le Dr. Marc Valleur participe ce soir à l’émission « Matières à penser » sur France Culture.

Il parlera de l’ordalie, un ancien mécanisme utilisé pour rétablir la vérité en soumettant un individu à une épreuve dont l’issue est censée être déterminée par des forces surnaturelles. Cette pratique a disparu mais elle continue d’éclairer nombre de conduites contemporaines. Le Dr. Valleur explique que la toxicomanie a pu être interprétée comme une interrogation du destin, une épreuve où les êtres frôlent la mort pour renaître et être autorisés à vivre, dans l’espoir d’être « justifiés » aurait-on dit dans un autre temps. Une même quête de sens se retrouve dans le jeu pathologique.

A podcaster :

https://www.franceculture.fr/emissions/matieres-a-penser/ineliminables-ordalies-35-addictions-contemporaines-et-conduites-ordaliques

Revue : toxicomanie au féminin

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Le dernier numéro de la revue Psychotropes (volume 19, n°3-4, 2013) est consacré au rapport des femmes avec les drogues.

Editorial

Depuis leur création dans les années 70, les structures de prise en charge pour toxicomanes ont toujours été plus fréquentées par les hommes que par les femmes. Et ce, dans un rapport remarquablement stable de l’ordre de 75-80% vs 20-25%.

Des études ont cherché à comprendre s’il y aurait des spécificités à la toxicomanie féminine. Un pourcentage si bas serait-il la traduction d’une souffrance qui s’exprimerait dans d’autres champs de la pathologie mentale (l’anorexie par exemple) ? Ou bien incarnerait-il un rapport différent à la violence du produit et son environnement ? À moins que, tout simplement, les structures elles-mêmes soient moins bienveillantes avec les femmes qu’avec les hommes ? Une autre particularité du débat réside dans le fait que, parfois, il est difficile de savoir si l’on parle de la toxicomanie féminine à travers l’individu femme, ou à travers le prisme exclusif de son statut de mère, actuel ou potentiel. Et si l’enjeu serait non pas l’impact physique et psychique du produit chez la femme mais « seulement » l’impact du produit sur la qualité de la relation mère-enfant, comme si la femme n’était que mère.

Marion BARRAULT déplore ainsi le fait que, dans les études de prévalence entre autres, les spécificités d’usage de substances liées au sexe ne soient pas systématiquement abordées. Cependant, à travers quelques publications internationales, l’auteure tente de montrer en quoi la toxicomanie au féminin se démarque de la toxicomanie masculine. Les femmes toxicomanes seraient par exemple plus sensibles aux effets délétères des consommations avec moins de ressources en termes d’éducation, de revenu ou d’emploi et une histoire plus fréquemment marquée par des abus sexuels ou physiques. Elle décrit également la problématique spécifique que développe le fait de devoir jouer un rôle de mère et d’être en responsabilité d’enfants

Et pourtant, l’étude de Laurence SIMMAT-DURAND et coll. sur les trajectoires des femmes en sortie des addictions montre que c’est rarement une grossesse qui « leur a permis d’arrêter l’alcool ou l’héroïne, même si la maternité reste bien souvent la seule carrière possible de ces femmes, source d’identité et de valorisation ». À partir d’un échantillon de 116 femmes correspondant à 151 histoires procréatives, l’auteure décrit l’impact des grossesses dans leurs trajectoires d’addiction avec, par exemple, ce décalage entre un âge de première grossesse à 21 ans en moyenne et celui d’une première demande de soins à 26 ans.

C’est cette problématique qui explique pour Olivier THOMAS le regain actuel d’intérêt pour la toxicomanie au féminin. Après avoir défini la toxicomanie au féminin comme « une solution auto-thérapeutique passionnelle suite à un traumatisme », l’auteur interroge ce lien entre l’être femme et l’être mère notamment par l’étude d’un cas clinique.

Cette « discrétion » féminine dans le monde des addictions se poursuit avec les addictions sans drogues. Comme le signale Zorka DOMIC, dans le jeu pathologique, l’essentiel des publications est fait à partir de patients et non de patientes. Le jeu pathologique chez la femme ne serait qu’une « simple transposition ». À travers des vignettes cliniques, l’auteure met en évidence quelques éléments du profil psychologique de la femme addicte au jeu, tels que la solitude et l’ennui, l’angoisse et la mésestime de soi. Cet article se conclut sur le constat évoqué plus haut d’une plus grande difficulté d’accession aux soins « en raison de la violence provoquée par la stigmatisation et les préjugés sociaux dont elles sont encore victimes ».

C’est, entre autres, parce que les choses semblent s’organiser ainsi que l’article de Tiphaine SCULO est original puisqu’elle prend comme illustration dans la deuxième partie de son article, le cas clinique non pas d’un joueur pathologique mais d’une joueuse pathologique. Dans une première partie, cet article interroge la notion d’abstinence et de jeu contrôlé au regard des différents profils psychologiques des joueurs pathologiques. La typologie existante rend compte d’une grande hétérogénéité du profil de ces patients, nécessitant une adaptation personnalisée du parcours de soin, et donc une large gamme d’options d’intervention.

Dans cette optique, la communication de Davide ELOS est alors particulièrement pertinente. En effet, après avoir fait le constat que les communautés mixtes risquaient pour ces patientes d’être le lieu de la répétition des relations pathologiques habituellement vécues par elles, l’auteur témoigne de l’intérêt d’une communauté exclusivement féminine pour accueillir et prendre en charge ces femmes. En les protégeant d’un masculin vécu par celles-ci comme « la figure abusive » constituant « leur principale référence affective », une première phase du parcours thérapeutique peut être initiée. C’est ainsi que fut créée la communauté thérapeutique Fragole Celesti, à la fois lieu médico-sanitaire, récréatif et socialisant mais aussi lieu de prise en charge psychologique et de réinsertion professionnelle.

Dans ce numéro vous trouverez également 4 varias.

Le premier varia concerne cette problématique posée par Irène CODINA et qui prend de plus en plus de place dans nos consultations, à savoir la cyberaddiction sexuelle. Dans cette addiction, il convient de dégager à la fois l’addiction sexuelle d’une part et l’addiction sexuelle via Internet, d’autre part[1]. L’auteure dégage deux sous-groupes dans la patientèle prise en charge à Marmottan : ceux pour qui internet a été l’amplificateur de l’addiction sexuelle et ceux pour qui il fut déclencheur. Mais la notion d’addiction sexuelle via Internet reste controversée. Ceci est d’autant plus regrettable que cela dissuade des équipes d’engager des prises en charge qu’elles sauraient faire pour permettre à ce type de patients « de vivre plus confortablement avec lui-même et avec les autres. » Ces prises en charge rencontrent des éléments classiques tels que nous les connaissons dans les addictions : la relativité de l’urgence, la notion de temps et l’évolution propre du patient par exemple.

Le second varia propose une ré-interrogation par Lise DASSIEU du concept relativement ancien de seuil d’exigence. Issue du secteur du travail social, cette notion a été déclinée dans le milieu de la santé sous divers modes que ce soit dans le domaine de la réduction des risques puis dans celui des traitements de substitution. Mais cette notion a été pensée par le bas et « ne désigne pas ici une diversité de niveaux d’exigence mais bien une adaptation de l’exigence à un public spécifique ». L’auteure redéfinit les notions de haut et de bas seuil qui ne sont pas forcément les acceptions les plus habituellement répandues.

Le troisième varia concerne les programmes d’échanges de seringues (PES) en prison. Exclusivement situées en Europe et en Asie Centrale, Ivana OBRADOVIC propose une revue internationale de ces expériences. Celles-ci permettent de tirer un bilan largement positif. Dans les pays qui n’ont pas développé de PES en prison, l’eau de Javel est proposée comme outil de RDR. Malheureusement, il persiste des doutes quant à l’efficacité de celle-ci en situation réelle (shoot et durée de désinfection) et encore plus sur le VIH. C’est le constat de cette inefficacité qui a poussé l’OMS à encourager le développement des PES.

Pour terminer ce numéro, nous vous proposons les réflexions et le constat fait par Julia MONGE sur un thème très peu souvent abordé qui est celui de la consommation de cannabis en famille, conjointement par les parents et/ou les enfants. Cette consommation a diverses significations. Lorsque l’usage est isolé et le fait de l’adolescent, cela correspondrait à une réinterrogation du cadre et des limites familiales. Dans le cas de l’usage simple, le partage occasionnel ne semble pas affecter la structure familiale si celle-ci se fonde sur une relation tridimensionnelle équilibrée. Par contre, une addiction partagée traduit « une profonde perturbation des relations interpersonnelles en contribuant à inverser l’ordre générationnel et à brouiller les limites spatiales. » (dehors/dedans, in/off).

 

[1] NDLR : Nous avions proposé il y a quelques années de différencier les cyberdépendances (créées de novo par internet : chat, réseaux sociaux, infolisme etc.), et les dépendances cyberassistées (utilisant Internet comme moyen de diffusion d’un type de pathologie existant déjà antérieurement : jeu, sexe, achats compulsifs, etc.). La cyberaddiction sexuelle nous semble plutôt relever du deuxième groupe, celui des dépendances cyberassistées : voir « Les addictions à Internet » M. Hautefeuille, D. Véléa, 2eme édition, PBP, Editions Payot, 2014, Paris.

Anxiété et addictions

par Marc Valleur

Les différents types d’addicts

800px-Kratom_PillsL’alcoolisme, les toxicomanies, mais aussi le jeu pathologique constituent aujourd’hui le cadre élargi des addictions, et les discussions sur la place ou la « réalité » des addictions sans drogues renouvellent des débats fort anciens sur la nature même de l’ensemble des addictions.

Pour toutes les addictions se pose en effet la question de leur statut épistémologique, comme de leur place dans la vie du patient concerné : faut-il les considérer comme une maladie en soi, ou au contraire comme un symptôme ? Faut-il traiter l’addiction de façon spécifique, ou mettre l’accent sur des facteurs sous-jacents, supposés plus profonds, sinon forcément causes de la conduite addictive ?

La fréquence des comorbidités psychiatriques, notamment parmi les patients suivis dans des lieux spécialisés, est bien connue : troubles de l’humeur, et anxiété sous ses diverses formes, sont notamment très fréquents chez les « addicts » de toute sorte.

Mais la corrélation n’implique pas un lien clair de causalité, ce qui est encore plus vrai pour les troubles anxieux : ceux-ci pourraient être la cause d’une conduite addictive, qui prendrait le sens d’un évitement de l’angoisse, ou au contraire en être l’effet, l’anxiété accompagnant régulièrement les conséquences psychiques et sociales de l’addiction, notamment dans les phases de sevrage.

Il ne faut pas, en fait, opposer ces deux visions, qui contiennent chacune une part de vérité. Si la conduite addictive peut avoir une fonction anxiolytique, elle peut à long terme, en un cercle vicieux, aggraver les troubles préexistants, y compris les troubles anxieux. Il convient toutefois de distinguer, parmi les « addicts », deux grandes catégories, qui se retrouvent pour l’alcoolisme, pour les toxicomanies, pour le jeu pathologique :

  •  D’une part les addicts impulsifs, transgresseurs, « ordalisants » recherchant le risque : ils correspondent aux descriptions les plus classiques des toxicomanes, mais se retrouvent aussi parmi les joueurs ou les alcooliques.
  • D’autre part, les addicts par « automédication », qui recherchent dans l’effet des substances, dans le jeu, mais aussi dans la routine de la dépendance, plus l’anesthésie, l’anxiolyse, ou l’action antidépressive, que des sensations fortes et de l’aventure. C’est évidemment dans ce dernier groupe que l’on peut s’attendre à retrouver des sujets pour lesquels le trouble anxieux est premier, la conduite addictive constituant une tentative d’y faire face.

L’addiction, une automédication ?

L’effet des « drogues » Cette automédication peut, à court terme, correspondre à l’effet direct des produits : l’alcool peut avoir une fonction désinhibante, les opiacés sont de formidables anesthésiques, qui calment toutes les formes d’angoisses. Il existe donc une rationalité dans l’usage de substances, tant de façon positive (recherche de plaisir) que négative (évitement de la souffrance et de l’angoisse).

Le rôle de l’addiction. Mais l’automédication n’est jamais si simple et logique : les excitants et le jeu, qui ne sont pas du tout sédatifs, peuvent être utilisés dans le même but de lutte contre l’anxiété. L’habitude, le caractère éminemment prévisible des séquences addictives, joue le rôle de rassurement, et ce même dans le cas de conduites transgressives et risquées. S’il est possible de voir surtout la recherche de risque et de sensations dans le fait de jouer, ou de prendre des drogues, l’engagement dans la dépendance confère à la drogue ou à la conduite une autre valeur : l’aventure se transforme en routine, dans le passage de l’abus à la dépendance. Ceci explique les discordances régulièrement retrouvées en matière de recherche de sensations, entre les « usagers fréquents » et les « dépendants », ces derniers apparaissant comme moins preneurs de risque et moins chercheurs de nouveauté.

L’addiction, une source d’anxiété

800px-Lexapro_pillsSi une anxiété préexistante – anxiété généralisée, phobie sociale, trouble panique, syndrome post traumatique – peut expliquer le recours à l’usage de drogues ou l’entrée dans la dépendance, il est tout aussi indéniable que la conduite addictive va devenir source d’anxiété. C’est d’évidence le cas pour les formes de dépendance à faible dose de benzodiazépines, qui sont utilisées comme anxiolytiques ou hypnotiques, mais qui, tolérance oblige, finissent par ne plus remplir leur rôle, alors que le patient en est devenu dépendant. Il devient, avec le temps, difficile de faire la part de ce qui relève du syndrome anxieux initial, et de ce qui est directement dû aux signes de sevrage… L’anxiété, la nervosité, les insomnies, les manifestations de « stress », font partie de tous les syndromes de sevrage, quel que soit l’objet de l’addiction. Ainsi, ce qui, initialement, peut avoir fonction de rassurement, devient en soi source d’anxiété. Les modèles explicatifs des addictions font une large place à ce style de cercle vicieux, dans lequel ce qui, initialement, apaise ou procure du plaisir, en vient peu à peu à aggraver le malaise initial.

Les données épidémiologiques

Plusieurs enquêtes épidémiologiques (en Australie, en Hollande, aux U.S.A) ont fourni des données précieuses sur ce sujet. La plus ambitieuse est sans conteste l’étude « NESARC » (National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions) nord-américaine.

Les données, en matière d’usage et d’abus d’alcool, mais aussi de substances illicites, tendent à confirmer les hypothèses théoriques, et montrent aussi qu’il n’existe pas un modèle unique de lien entre anxiété et addictions.

Elles montrent en effet une forte augmentation des troubles anxieux (anxiété généralisée, phobie sociale, agoraphobie, trouble panique, syndrome de stress post-traumatique) chez les alcoolodépendants comme chez les toxicomanes. Mais elles soulignent aussi que les syndromes anxieux précèdent souvent la survenue des troubles addictifs : elles ne tranchent donc pas sur le sens d’une causalité entre les deux catégories de troubles.

Dans le cas de sujets présentant des troubles « externalisés » (conduites antisociales, hyperactivité…), l’anxiété serait un facteur de moindre risque d’abus ou de dépendance (la crainte des dommages ou de l’interdit social jouant un rôle protecteur).

Que traiter en priorité ?

Ces données montrent bien qu’il convient de ne pas sous-estimer les divers syndromes anxieux préexistants, et valident donc, au moins partiellement, une vision de l’abus et de la dépendance comme automédication.

Mais elles montrent aussi, notamment quant aux différences entre usage d’alcool et de drogues illicites, que l’anxiété peut être un facteur de protection contre les formes les plus transgressives et les plus explosives d’usage de substances psychoactives.

Faut-il donc, en cas de coexistence d’un syndrome anxieux et d’une addiction, traiter préférentiellement l’un ou l’autre ?

Contrairement à la vision théorique, selon laquelle il faudrait traiter le « problème de fond », sans trop se préoccuper du « symptôme » addictif, le traitement de l’addiction doit, le plus souvent, être considéré comme prioritaire. Il est par exemple généralement illusoire de traiter pour anxiété un patient alcoolodépendant qui continue à consommer.

Mais un schéma qui consisterait en une séquence simple où alterne un premier temps de type sevrage ou, (dans le cas des opiacés) traitement de substitution, puis un second temps de thérapie adaptée au syndrome anxieux, serait, lui aussi, trop simpliste.

C’est le plus souvent de façon globale qu’il convient d’agir, en prenant en compte parallèlement addiction et anxiété, dans le cadre d’approches thérapeutiques « multimodales ».

Chaque avancée dans le soin de l’addiction diminuera les causes d’anxiété, et, dans le cadre d’un accompagnement au long cours, la dynamique du cercle vicieux pourra s’inverser en un « cercle vertueux ».

par Marc Valleur, Médecin-chef de l’Hôpital Marmottan

Bibliographie

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Degenhardt L., Hall W., Lynskey M. : Alcohol, cannabis and tobacco use among Australians : a comparison of their associations with other drug use and use disorders, affective and anxiety disorders, and psychosis. Addiction, 96, 1603-1614. 2001.

De Graaf R., Van Bijl R., Smit F., Vollebergh W., Spijker J. : Risk factors for 12 month comorbidity of mood, anxiety, and substance use disorders : findings from the Netherlands mental health survey and incidence study. Am Journ. Psychiatry, 159, 620-629, 2002.

Gorwood P. : Troubles anxieux et alcoolisme : les liaisons dangereuses, La revue du praticien, vol. 60, 801-806, juin 2010.

Hasin D.S., Stinson F.S., Ogburn E., Grant B.F., Prevalence, correlates, disability, and comorbidity of DSM IV alcohol abuse and dependence in the United States : Results from the national epidemiologic survey on alcohol and related conditions, Arch Gen psychiatry, 64, 830-842, 2007.

Hofmann S.G., Richey J.A, Kashdan T., McKnight P.E. : Anxiety disorders moderate the association between externalizing problems and substance use disorders : Data from the national comorbidity survey revised. Journ. Of anxiety disorders, 23, 529-534, 2009.

Comment se pose aujourd’hui la question du sevrage : les traitements de substitution doivent-ils constituer les traitements de première intention dans la dépendance aux opiacés ?

M. Valleur, Centre Marmottan, Paris.
Extrait de la conférence de consensus sur les stratégies thérapeutiques pour les personnes dépendantes des opiacés : place des traitements de substitution, juin 2004, Lyon.

“« This odious disease, for by that name it should be called » (B. Rush : An inquiry on the effects of ardent spirits upon the human body and mind, 1785.)

« La guerre que la profession médicale livre à certaines drogues, tout en en prônant d’autres, n’est qu’un des multiples épisodes de la longue histoire de sa participation aux conflits politiques, nationaux et religieux » (T. Szasz, 1973)

« Treatment of addiction is as successful as treatment of other chronic diseases such as Diabetes, Hypertension, and Asthma » (N.I.D.A : Principles of drug addiction treatment, 1999)”

L’aspect technique et médical des questions posées dans le cadre d’une conférence de consensus ne doit pas masquer le fait que le traitement de la dépendance aux opiacés ne peut s’aborder en dehors du contexte plus vaste de la place, dans la société, de l’intervention en toxicomanie, qui participe à la régulation de l’usage des substances psychoactives.

Politique de réduction des risques, prise en compte des impératifs de santé publique : les changements considérables qui sont intervenus depuis une dizaine d’années dans ce champ, notamment du fait de la pandémie de sida, et aujourd’hui de l’hépatite C, font que les pratiques de substitution recouvrent des réalités très diverses et des objectifs différents. Il est, de façon générale, difficile de savoir dans les bénéfices de la substitution quelle part revient à des éléments sociologiques, comme le fait, pour les usagers, de disposer de produits médicamenteux à faible coût et possiblement moins dangereux que des substances illicites. Certaines formes de mésusage, comme les détournements créant un marché clandestin de produits de substitution, peuvent être perçus comme un échec sur le plan thérapeutique, mais avoir certains effets bénéfiques sur un plan collectif, en constituant un moindre mal, par rapport à la situation antérieure…

Les discours médicaux et scientifiques ne peuvent être indépendants de ce contexte plus large, et la définition de bonnes pratiques ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la « philosophie » de l’intervention.

Les sens multiples du mot sevrage

Dans ses conclusions, la conférence de consensus sur le sevrage des sujets dépendants des opiacés notait (Fédération Française de Psychiatrie, A.N.A.E.S, 1998) un glissement sémantique, donc une possibilité de flou et de confusion concernant le terme même de sevrage. Ce mot est en effet désormais à deux sens, renvoyant tantôt de façon classique au « manque », au syndrome de sevrage, à la privation de toute substance apparentée à « la drogue » (ici les opiacés), tantôt au traitement de la toxicomanie, traitement qui inclut – et le plus souvent en première intention – le recours aux opiacés de substitution.

Le sevrage au sens 1 – traditionnel – désigne donc l’absence de toute prise d’opiacés, tandis que le sevrage au sens 2 – actuel – s’accommode du maintien de la dépendance aux opiacés.

Encore faut-il souligner que « dépendance » est aussi un terme polysémique : il s’agit ici de la dépendance « physiologique », dépendance au sens traditionnel de l’O.M.S, d’interaction entre un être vivant et une substance, avec création d’un besoin pour cette substance, mais non une « centration » de l’existence, une addiction pleine au sens « D.S.M » ou « C.I.M » de la dépendance à une substance.

C’est la deuxième acception qui paraît devoir être privilégiée ici, les traitements de substitution, y compris la « maintenance » ou l’entretien au long cours, voire à vie, constituant l’une, et sans doute la principale modalité du « sevrage » des sujets dépendants des opiacés.

Il est en effet admis que cette maintenance au long cours est le mode de prise en charge à privilégier en matière de dépendance à l’héroïne ou à d’autres opiacés, et ce fait est même – puisque la maintenance n’est réellement prônée que pour elle – l’une des principales caractéristiques de cette forme de dépendance. Il n’existe en effet guère de traitements de maintenance dans d’autres pratiques addictives, où le sevrage – au sens 1 ou traditionnel – et l’abstinence, la prévention des rechutes, l’accompagnement au long cours, gardent une place prépondérante.

Les pratiques actuelles des centres de soin ont encore compliqué cette polysémie du « sevrage » :

Il se pratique en effet de plus en plus des « sevrages sélectifs », c’est-à-dire – en hospitalisation ou en ambulatoire – des traitements pour cesser totalement certaines consommations, ( alcool, benzodiazépines, cocaïne, etc…) tout en gardant un traitement de substitution. Ainsi que cela avait été plusieurs fois souligné dans la conférence sur le sevrage, la « polytoxicomanie » est en pratique plus la règle que l’exception, et le sevrage garde une place centrale dans la prise en charge des dépendants aux opiacés… Mais il ne s’agit que rarement, ou partiellement, de sevrage d’opiacés.

Nombre d’actions thérapeutiques visent aussi non le sevrage pur et simple, mais le rééquilibrage de traitements, et constituent parfois des « sevrages partiels », avec par exemple arrêt des injections, mais maintien de la délivrance du produit en cause, ou diminution des doses…

Il convient par ailleurs de noter une autre évolution dans la place du sevrage au sens 1 :

Longtemps, les traitements de substitution ont été considérés comme un pis-aller, une solution de dernier recours, voire un traitement palliatif chez des héroïnomanes anciens, après nombre d’échecs des « désintoxications » et de rechutes après des sevrages qui constituaient le traitement de première intention.

Aujourd’hui, c’est plutôt l’abstinence totale et le sevrage au sens 1 qui sont renvoyés à un futur aussi lointain qu’hypothétique : il est souvent admis que le but du traitement doit être l’abstinence, mais que ce but est en quelque sorte secondaire à la réussite de l’équilibre, au long cours, par un traitement de substitution. Celle-ci est donc considérée comme un traitement de première intention, même si le sevrage et l’abstinence doivent toujours être proposés ou accompagnés, si les patients le veulent, ou s’il s’agit de jeunes, dont la dépendance n’est pas réellement installée.

L’existence de « primo toxicomanies » aux produits de substitution montre le risque d’une interprétation par trop mécanique de la notion de « traitement de première intention »…

Mais il faut par ailleurs souligner que l’abord médical – celui des « guidelines » de prescription de la substitution – n’est pas la seule référence des différents intervenants en toxicomanie ou en addictions : des approches non médicalisées, comme celles des groupes d’entraide de type Alcooliques anonymes – Narcotiques anonymes, ou d’institutions se référant aux traitements de conversion en douze étapes (le « modèle Minnesota » du centre Hazelden en Amérique du Nord, ou du centre Apte en France) gardent l’abstinence totale comme but et moyen du traitement. L’attrait exercé par ces groupes ou ces communautés montre la persistance d’une forte demande pour les « drug-free treatments », le sevrage et l’abstinence.

Ceci doit, au quotidien, inciter les cliniciens à prendre au sérieux les demandes de sevrage ou d’arrêt de la substitution.

Arrêter la substitution ?

La littérature scientifique tend actuellement à refuser tout bien fondé à ces demandes, et à ne les interpréter que comme illusions dangereuses ou résultats d’une pression « idéologique » de l’entourage (Déglon, 2003). La volonté de promouvoir la méthadone comme médicament, et à la différencier des « drogues » peut conduire à des ruptures entre les soignants et des soignés qui voudraient diminuer ou cesser la prise de ce médicament. Un clivage radical pourrait s’instaurer entre des prises en charge « officielles » de type médical privilégiant la maintenance, et des prises en charge « alternatives » par les groupes d’entraide ou des communautés renvoyées à la clandestinité.

Une attitude plus souple devrait s’imposer, gardant une place à la possibilité de sevrage au sens 1… Mais elle implique une réflexion sur le statut de la dépendance par rapport à d’autres maladies, sur la mutidimensionnalité des problèmes soulevés, comme sur la place de la chimie dans le traitement, entre traitements d’équilibre et traitements d’expérience.

Les opinions divergent sur les réponses à donner aux demandes de sevrage, comme il n’y a guère de consensus sur la durée optimale des traitements de substitution. La littérature penche plutôt en faveur de traitements à vie, les risques de rechute étant très importants même à distance de la période de toxicomanie active. Certains auteurs sont à ce sujet si catégoriques qu’ils interprètent toute demande de fin de traitement comme un symptôme dépressif méritant systématiquement … une augmentation de traitement (Déglon, 2000).

La conviction de beaucoup tient semble-t-il à l’idéologie nouvelle qui promeut activement une vision biomédicale des dépendances : si celles-ci sont des maladies chroniques, liées à des perturbations définitives des circuits dopaminergiques, il faut considérer le traitement substitutif comme une suppléance à vie sur le modèle du diabète ou d’une insuffisance hormonale.

Cette vision de la toxicomanie comme un trouble irréversible est en fait discutable :

– Toutes les dépendances sont des problématiques longues, dans lesquelles les rechutes sont fréquentes, et où les résultats devraient être évalués au très long cours. Les comparaisons entre les modes de prise en charge doivent tenir compte de la « maturation spontanée » (maturing out), c’est-à-dire du fait qu’une « carrière » de dépendant, même en dehors de toute prise en charge n’est pas éternelle (voir p.ex L. Nadeau, 2001). Les modes de sortie de la toxicomanie sont variés, et ne passent pas toujours par la voie du traitement médicalisé (voir Castel et coll, 1998 ). Ce qui est vrai de l’alcoolisme, du jeu pathologique, de la cocaïnomanie, est aussi valable pour la dépendance aux opiacés.

– Après un temps long de « maintenance » et d’équilibre, certains patients diminuent les doses et souhaitent mettre fin au traitement : cet objectif n’est, au très long cours, pas irréaliste ( p. ex. Reisinger, 2000, Hiltunen et coll, 2002).

Si les arguments convergent pour que les traitements puissent être utilisés au très long cours, voire à vie, en déduire, comme le font de très nombreux auteurs, que la dépendance correspond à une altération irréversible de circuits cérébraux, et que l’équilibre médicamenteux doit traiter tous les problèmes présentés par les toxicomanes paraît un court-circuit logique quelque peu hâtif.

Abord biomédical et abord psychosocial : la complexité de la clinique

Les « guerres de la substitution » qui ont eu lieu en France doivent être relues comme un épisode de la confrontation entre des conceptions qui s’opposent, en matière de toxicomanie, d’alcoolisme, de dépendances, depuis fort longtemps :

D’un côté, les tenants d’une vision médicale et biologique de la dépendance vont décrire celle-ci comme le résultat de l’interaction entre une substance et une personne, voire entre une molécule et une synapse. La toxicomanie, les dépendances, l’addiction, sont présentées comme une « maladie du cerveau », c’est-à-dire une perturbation durable ou définitive des circuits cérébraux. Conformément aux idées défendues depuis les années 60 par Dole et Nyswander (1965) le traitement consiste à rééquilibrer un système perturbé dans son équilibre cybernétique (p.ex. Koob et Le Moal, 1997) en fournissant, de façon continue et définitive, les éléments manquants. Il existe actuellement une pression forte et militante pour faire entrer les dépendances dans le champ de la médecine somatique, aux côtés du diabète, et en parallèle, une disqualification des discours non strictement médicaux, sociologiques ou psychologiques.

Les progrès scientifiques en neurobiologie sont mis en avant, alors même que les implications cliniques n’en sont pas toujours évidentes. Une « scientifisation » des discours pourrait en venir à remplacer une réflexion clinique, et ne fait parfois que maintenir un bizarre dualisme, comme si le cerveau des neurobiologistes et la psychologie n’étaient pas simplement deux abords d’une même problématique. Par exemple, une phrase comme « les stimuli associés aux aliments, à l’eau et à la reproduction activent tous des voies cérébrales spécifiques et renforcent les comportements qui conduisent à la réalisation des objectifs correspondants. Les substances psychoactives activent artificiellement ces mêmes voies, mais de manière extrêmement forte, conduisant à un renforcement de la motivation à poursuivre ce comportement » (O.M.S, 2004) contient, indéniablement, une proposition vraie. Mais on peut se demander si elle apporte beaucoup de nouveauté par rapport à une vision classique, qui ferait dire « les drogues procurent un plaisir artificiel, plus fort qu’un orgasme sexuel »…

Il y a donc une volonté active dans la littérature scientifique de faire entrer les dépendances dans un champ médical : ce mouvement est en marche depuis 1785 et le premier travail de B. Rush sur les spiritueux, avec l’idée que devenir malade est déjà un grand progrès par rapport aux visions morales et religieuses des abus et des dépendances.

Cette inscription de la toxicomanie dans le champ de la médecine a été historiquement renforcée par la pandémie de sida, les approches de santé publique, le besoin de recourir aux médecins généralistes comme intervenants de première ligne.

Dans cette optique, la psychopathologie peut certes garder une place, mais en tant que « psychologie du pathologique » (Minkowski, 1999 ) : il s’agit d’aborder les sujets comme porteurs d’une maladie, qui ne saurait être réduite à un symptôme, et constitue un processus morbide à part entière. Cette « psychologie du pathologique » est elle-même multiple, et les modalités d’interventions ne sont pas les mêmes pour la maladie d’Alzheimer, le diabète, ou la schizophrénie. Le postulat incantatoire « la toxicomanie est une maladie, et la méthadone est son traitement » devrait souvent être plus détaillé…

– D’un autre côté, la fin des années soixante avait vu l’émergence de conceptions nouvelles en matière de toxicomanies, qu étaient venues nuancer, voire invalider, les « modèles de maladie » de type médical et scientifique, jugés par trop réducteurs.

Nombre d’éléments scientifiques, culturels ou historiques étaient en effet venus battre en brèche les visions médicales des dépendances, qui prévalaient depuis plus d’un siècle, et qui étaient basés sur l’interaction entre la substance et l’organisme.

De façon très rapide, on peut citer parmi les éléments de cette « crise paradigmatique » (Nadeau, 1988), les études (Marlatt 1985), sur les effets placebo de l’alcool, le paradoxe des soldats du Vietnam (qui ont en grand nombre « guéri » spontanément de leur héroïnomanie avec pour traitement la fin de la guerre et le retour au pays), l’émergence de nouvelles formes de toxicomanies chez les jeunes… Bref, tous les éléments qui obligèrent les cliniciens comme les chercheurs de toutes disciplines à faire une place, dans la genèse et le maintien des troubles, à l’environnement, au contexte, au « moment socio-culturel. Au plan théorique, cette remise en cause des approches biomédicales permit de redécouvrir des approches sociologiques et anthropologiques.

Au plan institutionnel, elle conduisit à l’émergence de nouvelles réponses et de nouveaux intervenants, pour la plupart situés en dehors des grandes institutions et du champ de la médecine.

Cliniquement, les nouveaux intervenants ont alors développé – en opposition au modèle biomédical – des théorisations « psychosociales » dans lesquelles usage de drogues et dépendances sont à comprendre comme un symptôme plus que comme un processus morbide, ramenant en quelque sorte la psychopathologie à une « pathologie du psychologique ».

Ils furent confortés dans leurs conceptions par les nombreux récits de patients aux enfances plus que mouvementées qui entérinèrent à la fois une vision de la toxicomanie comme automédication et une « hypothèse psychotraumatique » des troubles, ou le fameux « miroir brisé » (Olievenstein, 1982).

Ainsi s’explique « l’hégémonie du paradigme psychanalytique » dont parle le sociologue H. Bergeron (1999) ainsi que la méfiance envers les médicaments, vécus comme susceptibles de camoufler les problèmes plus que de les traiter, comme envers les thérapies trop directives qui pourraient n’être qu’un moyen de normaliser des comportements, sans aborder la question de fond des causes de la souffrance des patients.

Les excès ou les « intégrismes » de certains ont souvent conduit à une radicalisation des discours, voire à des affrontements entre des idéologies opposées, indépendamment d’ailleurs de la réalité, toujours très complexe, des pratiques.

Évidemment, les abords théoriques des dépendances doivent tenir compte de la part de vérité contenue dans toutes ces conceptions, et la toxicomanie devrait être conçue comme une entité à deux faces, à la fois symptôme et processus. La thérapie devrait pouvoir, au cas par cas et selon les moments de la trajectoire du sujet, répondre aux besoins de traitement de la « maladie » de la dépendance, et resituer le « symptôme » dans l’histoire individuelle du sujet, en lien avec sa structure psychologique. Cette double face du traitement pose de façon particulièrement aiguë la question de l’intégration de la pharmacothérapie (y compris, mais non seulement des traitements de substitution) et de la psychothérapie, avec ce qu’elle implique de transfert et de contre transfert, bref de référence à la psychanalyse, et en quoi elle sera toujours difficile à objectiver et à évaluer (voir Derrida, 2003).

Le caractère multidimensionnel des toxicomanies ou des dépendances rend illusoire l’idée d’une modalité de traitement unique, adaptée à tous les cas, à tous les moments de leur trajectoire : souvent la dépendance physiologique est au premier plan, et il serait abusif d’engager dans des approches psychologiques ou psychiatriques des sujets qui ne le souhaitent pas ou qui n’en ont pas besoin. Mais pour d’autres, il est évident que la dépendance s’inscrit dans une constellation de difficultés majeures, tant psychologiques que sociales, et réduire le traitement à sa part pharmacologique fait alors courir le risque d’une escalade inappropriée.

Traitements d’équilibre, traitements d’expérience

Ces débats qui ont agité le champ des toxicomanies autour de la question des traitements de substitution doivent aujourd’hui nous aider à mieux penser la place de la pharmacothérapie dans le domaine de la souffrance psychique, et particulièrement les liens entre psychothérapie et chimiothérapie (Valleur, Matysiak, 2002). De manière générale, les abords théoriques des addictions tendent à rendre caduques les guerres entre chapelles opposées : psychanalyse contre biologie, ou contre comportementalisme, pour mettre l’accent sur l’intégration des différentes dimensions, notamment biologie et psychologie.

La promotion des traitements de substitution pour les toxicomanes, dans les années 90, a eu deux grandes séries de justifications : d’une part, leur impact, notamment dans la lutte contre le sida, comme instruments supposés de la réduction des risques. D’autre part, la diminution, pour les usagers, de l’impact très négatif des politiques prohibitionniste, réalisant en quelque sorte une forme médicalement encadrée de légalisation.

Ces deux séries de fonctions ne sont guère d’ordre strictement thérapeutique, mais constituent plutôt des réponses sociales, à travers la facilité d’accès à des substances autrement prohibées. Il est toujours difficile, dans les évaluations des apports des pratiques de réduction des risques et de la substitution, de faire la part de ces facteurs purement sociologiques : « Les traitements de substitution s’intègrent à une conduite, à un mode de vie, à une consommation d’une gamme de substances qui permettent aux usagers une gestion moins chaotique et moins dangereuse, mais pas sans risque, de leurs usages de drogues et de la recherche de sensations, de relations, d’expériences » (Lert, 2002).

Les justifications proprement médicales, telles que présentées dans les manuels internationaux, sont d’un autre ordre : initialement par exemple, c’est un modèle métabolique de maladie qui sous-tendait les expérimentations de Vincent Dole et Mary Nyswander dans les années 60 aux Etats-Unis sur la méthadone auprès des héroïnomanes.

Leur idée était à la fois de prévenir des symptômes de sevrage, et d’obtenir un « blocage » des effets de l’héroïne. La buprénorphine (Subutex) est dans cette optique l’un des meilleurs médicaments de substitution : agoniste partiel des opiacés, elle « bloque » les effets des autres opiacés, et procure moins d’euphorie…

Toujours dans cette optique, les traitements de substitution sont évidemment des « traitements d’entretien » ou « de maintenance », destinés à équilibrer des mécanismes cérébraux : Il s’agit en quelque sorte de garder la dépendance, mais non l’addiction au sens plein du terme, et cette stratégie, dans nombre de situations, est fondée : il existe des dépendances aproblématiques, et c’est une visée thérapeutique légitime que de transformer en simple dépendance, sans difficultés psychologiques ou sociales, une addiction au sens plein…

Mais tant que les patients sont, eux, dans une recherche d’éprouvés, de sensations, d’expérience, il risque d’y avoir des malentendus quant à ce qui est attendu des médicaments : d’un côté l’équilibre et l’absence d’effet, de l’autre la quête de « défonce », d’éprouvés violents…

Même au niveau d’une approche de type psychopathologique, nous sommes ici dans un contexte de « traitements d’équilibre », qui prévaut dans l’ensemble du champ des troubles psychiques ou des maladies mentales.

Les neuroleptiques, pour les psychoses, ou les antidépresseurs, sont en effet considérés comme des traitements qui doivent être pris très régulièrement, pour de très longues périodes, sinon pour la vie entière.

Ces « traitements d’équilibre » justifient le recours récurrent dans la littérature à la métaphore de l’insuline et du diabète : ils correspondent à une maladie qui est perçue comme dysfonctionnement permanent d’une fonction physiologique, la dépendance au traitement n’étant que la suppléance de la dépendance normale, physiologique, à la substance naturellement produite par l’organisme.

A ces traitements d’équilibre, il serait possible d’opposer des « traitements d’expérience », qui ont d’autres visées, et qui correspondent à une conception différente des troubles en cause.

Les hospitalisations pour sevrage, les séjours en centres de post-cures, qu’il s’agisse d’alcoolisme, de toxicomanie, de troubles des conduites alimentaires, constituent essentiellement des expériences de vie différente, notamment fondées sur le changement du cadre, du contexte de vie : la base physiologique de ces traitements peut se trouver dans les expériences animales, qui ont démontré le caractère déterminant du contexte dans le maintien ou la fin de la dépendance (on peut rendre un rat dépendant de l’héroïne ou de la cocaïne, au point qu’il se laisse mourir de faim, simplement parce qu’il préfère la drogue. Mais le changement de cage peut mettre fin à cette dépendance : v. p . ex. Simon, 1997).

La visée de ces traitements n’est plus l’instauration d’un équilibre au long cours, mais le vécu d’une expérience, dont le thérapeute espère qu’elle puisse, de façon durable, marquer la mémoire du sujet, modifiant ainsi sa relation à l’objet de l’addiction.

Nous voyons ainsi qu’en matière de dépendance aux drogues, il est erroné, sur le plan logique, d’opposer, comme le font trop d’auteurs, des stratégies thérapeutiques fondées sur le sevrage et l’abstinence, à d’autres stratégies, fondées, elles, sur la substitution et la « maintenance ».

En effet, constituant un état, un équilibre au long cours, la substitution est du même registre logique que l’abstinence, telle que la vivent les membres Alcooliques anonymes, c’est-à-dire un traitement à maintenir toute la vie, sous peine de rechute et de mort.

Le sevrage, en tant que simple expérience, qui peut simplement permettre au sujet de « rechuter », de retrouver des sensations de « défonce » plus fortes, une fois la tolérance dépassée, est, au contraire, non logiquement du côté de l’abstinence, mais de celui de l’éprouvé, de la sensation, de l’expérience, voire de la « défonce ».

Il est inutile de souligner que les traitements d’équilibre ont la faveur des scientifiques, et celle des laboratoires pharmaceutiques, depuis la grande révolution pharmacologique des années 50.

Il est infiniment plus rentable de promouvoir un traitement régulier, au long cours, si possible pour la vie, qu’une expérience unique, éventuellement renouvelable, mais de façon sporadique.

Au point que si l’on imaginait un traitement efficace, en une seule fois, des dépendances ou plus généralement de maladies, il est peu probable qu’un laboratoire accepterait d’y investir des moyens : l’efficacité thérapeutique, dans cette fiction, s’opposerait trop à l’efficacité commerciale.

L’histoire des traitements en psychiatrie montrerait au cours du XXème siècle un désinvestissement progressif de traitements d’expérience, au profit de traitements d’équilibre.

Longtemps, les traitements furent en effet conçus comme des expériences radicales, voire de véritables épreuves, parfois dangereuses, dont le sujet était censé sortir radicalement transformé.

Depuis le XVIIème siècle s’étaient développés ces traitements « de choc », depuis l’immersion subite dans l’eau froide, aux douches, aux tourniquets, et autres mécanismes destinés à surprendre, à déstabiliser les sujets, pour modifier, par une expérience extrême, leurs relations au monde.

C’est la révolution pharmacologique des années 50, avec pour modèle de traitement les neuroleptiques, puis les antidépresseurs, qui devait imposer une perception de la chimiothérapie psychiatrique comme traitement d’équilibre.

Ces rappels peuvent nous aider à comprendre pourquoi les premières expériences de traitements par hallucinogènes, avec le L.S.D. à la fin des années 60, ou les propositions plus récentes d’utilisation de l’ibogaïne ou de l’ayahuasca en toxicomanie ne devaient pas entrer dans le courant dominant des dogmes médicaux et pharmaceutiques.

Il convient pourtant de faire aujourd’hui une place nouvelle à la notion de traitements d’expérience, et de développer les réflexions sur un champ de recherches pratiquement abandonné.

Pour une pratique souple de la substitution

Alors que l’efficacité de la substitution tient, en grande partie, à la dépendance qu’elle induit, et à l’absence de modifications importantes de l’état de conscience des sujets, à certains moments, les mêmes sujets vont, précisément, vouloir retrouver des effets psychoactifs que la substitution n’apporte plus.

Une alternative aux traitements de substitution est la délivrance des substances même que recherchent les toxicomanes, et particulièrement l’héroïne, qui a fait l’objet d’expériences de distribution contrôlée, avec des résultats fort intéressants, qui doivent permettre de relativiser la notion de dangerosité des substances.

Elle démontre toutefois qu’à côté de la « maintenance », et parfois de l’aide au maintien de l’abstinence, se trouve la place de l’accompagnement des rechutes (et non simplement de la prévention des rechutes), et que la prescription, pour les toxicomanes, de substances psychoactives majeures, hors d’une optique de traitement d’entretien, pourrait trouver une place.

Plutôt qu’opposer ces approches, il faudrait imaginer qu’elles soient des propositions, des outils correspondant à des étapes différentes de la « carrière » du sujet, le long d’un chemin thérapeutique, plutôt qu’un « programme » rigide.

Il est admis que la rechute fait partie intégrante des traitements de toutes les addictions : alcool, tabac, drogues, jeu et troubles des conduites alimentaires, et qu’en l’acceptant, elle fait alors partie du chemin thérapeutique et peut devenir une étape maturante. Plus qu’une prévention des rechutes, la prescription d’héroïne pourrait constituer un exemple d’organisation et d’accompagnement de la rechute, à la fois dans une optique thérapeutique, et dans un objectif de réduction des risques.

L’expérience d’une prescription d’héroïne n’aboutirait pas forcément à une substitution à l’héroïne, la prescription de psychotropes pourrait être négociée, et discutée, au fur et à mesure de l’accompagnement thérapeutique.

L’intégration des traitements, à l’intérieur du cadre de la relation psychothérapeutique, est en effet l’un des moyens majeurs d’intégrer les dimensions psychologiques et biologiques de la dépendance.

Le traitement est alors négocié entre thérapeute et patient, en fonction de l’expérience qu’il produit, et de son caractère éventuellement positif : cette expérience entre dans le cadre de ce que L. Binswanger aurait appelé, (à une époque où les frontières entre neurologie et psychanalyse étaient d’actualité) « l’expérience intérieure de vie » et non des « mécanismes vitaux ».

Nous sommes ici éloignés du consensus entre psychiatres et laboratoires pharmaceutiques, selon lequel « la chimiothérapie rend le patient accessible à la psychothérapie » : ce consensus correspond aux approches dominantes depuis les années 50-60, c’est-à-dire depuis la grande révolution psychopharmacologique.

Ici, il conviendrait plutôt de dire que la qualité de la relation thérapeutique permet l’expérience de traitements, dont la gestion, en fin de compte, reviendra au sujet concerné.

L’importance de l’ambiance des centres de soin, de la qualité relationnelle entre thérapeute et patient est régulièrement évoquée dans toute la littérature, mais il s’agit d’éléments mal évaluables, donc souvent relégués au rang de pétition de principe. L’alliance thérapeutique est pourtant l’élément essentiel, le cœur d’une prise en charge, qui permet seul de moduler et d’adapter le recours aux différents outils, dont les médicaments.

Une critique est souvent faite, en clinique, aux traitements de conversion de type Alcooliques anonymes : l’idéal d’abstinence y est porté si haut que tous les traitements psychotropes y sont sinon systématiquement bannis, du moins mal vus, et que des patients y sont conduits à vouloir cesser de prendre des médications antidépressives, neuroleptiques, anxiolytiques… L’abstinence révèle certes une psychopathologie sous-jacente, mais le remède peut donc s’avérer pire que le mal.

Une rigidité médicale, qui entraînerait une « crispation » idéologique des soignants envers toute tentative de réduction ou d’arrêt de la substitution pourrait, en miroir, devenir très contre-productive.

L’expérience du Centre Marmottan, lieu emblématique des conceptions psychosociales des années 70, et de la construction d’un « Toxicomane » symbolisant à la fois souffrance de l’exclusion et révolte ou marge revendiquée dans l’accès au plaisir, tend à montrer que la pratique de la substitution peut s’accorder à des visions assez peu médicales de la toxicomanie.

Mais surtout que le traitement pharmacologique peut, de façon souple, au cas par cas, être intégré pleinement à la relation thérapeutique.

En pratique, lorsque l’on dispose des moyens suffisants pour mettre en place un pôle de délivrance quotidienne des médicaments, associé à des propositions de suivi psychothérapique et social, les différences pharmacologiques entre buprénorphine et méthadone apparaissent moins importantes que les autres aspects de la prise en charge. Les comorbidités de tous ordre n’entraînent pas obligatoirement une proposition d’augmentation de la substitution, mais une diversification des réponses (Blaise et coll, 2002 )

Le traitement doit plus être conçu comme un accompagnement au long cours que comme un programme préétabli, ce qui permet une renégociation, au fur et à mesure de l’évolution, entre l’équipe et le patient, tant des objectifs du traitement que de ses modalités. La substitution est tantôt perçue comme « dépannage » ponctuel, tantôt comme sevrage plus ou moins dégressif, tantôt comme maintenance. Aucune de ces utilisations n’est, en soi, bonne ou mauvaise : c’est au très long cours que devra s’évaluer l’ensemble de la prise en charge, au regard de critères très divers, mais parmi lesquels la subjectivité du patient doit garder une place primordiale.

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