L’addiction au jeu est-elle une « vraie » maladie ?

Par Marc Valleur / Psychiatre, hôpital Marmottan (Paris)

Publié dans Swaps, n°65, 2012

Les cliniciens, mais aussi le grand public, et tous les nouveaux « addictologues » tendent de plus en plus à considérer le jeu pathologique –la dépendance aux jeux d’argent et de hasard– comme une « vraie » addiction, au même titre que l’alcoolisme ou les toxicomanies. La prochaine édition du DSM, bible nord-américaine en matière de classification des maladies mentales, devrait même comporter une catégorie « addictions », dans laquelle entrera le jeu pathologique. Mais cet élargissement de notre champ ne va pas sans polémiques, et les controverses sont nombreuses, qui portent par exemple sur la possibilité même d’être « addict » à des jeux en réseau sur Internet, ou sur la différence radicale qui devrait être maintenue entre des addictions « avec drogues », (les « vraies »), et des addictions sans drogues (simples symptômes, plus ou moins labiles).

Cette résistance à l’élargissement des addictions tend à une séparation entre ce qui relèverait de la médecine, et serait sous-tendu par la biologie, et ce qui serait de l’ordre de la psychologie ou de la sociologie : d’un côté des pathologies pour lesquelles il convient de chercher les meilleurs traitements médicamenteux, de l’autre des symptômes accessibles à la psychothérapie, sinon de fragiles et provisoires « constructions sociales ».

Un article paru en 2001 dans la revue Science1 résumait ainsi ce clivage : « Behavioral addiction do they exist? Aided by brain imaging advances, scientists are looking for evidence that compulsive nondrug behaviors lead to long-term changes in reward circuitry. »

Les preuves d’existence de la maladie se trouveraient donc dans l’objectivation, dans la mise en évidence de traces organiques dans le cerveau : une maladie non organique n’en serait pas une « vraie ». Nombre d’auteurs se placent donc dans une position d’attente, partant du principe que ces « nouvelles pathologies » ne mériteront un réel droit de cité que lorsque des marqueurs biologiques en démontreront l’existence au plus profond des mécanismes vitaux.

La volonté scientifique de privilégier les données supposées « dures », issues de la biologie par rapport à des données supposées « molles », de psychologie ou de sociologie, explique donc la réticence de beaucoup à inclure dans le même groupe des usages de substances, avec leur versant objectif d’intoxication, et des conduites qui, par définition, sont moins inscrites dans le champ de la biologie, relèvent d’abord de la subjectivité et préexistent à toute objectivation.

Parmi les tenants d’une équivalence entre les diverses addictions, beaucoup pensent que le jeu, comme l’usage de drogues, doit induire des modifications cérébrales, mais les éléments de preuve, ici, ne sont pour l’instant qu’indirects.

La dépendance à une substance psychoactive est en effet évaluée expérimentalement assez facilement, notamment par des épreuves d’auto-administration chez l’animal, alors qu’en matière de jeu, comme pour toutes les addictions sans drogues, il n’existe guère de dispositif expérimental permettant les mêmes mesures. (L’éthologie doit encore progresser pour nous proposer des équivalents, chez le rat, de la dépendance aux machines à sous, au sport, au travail, ou aux relations amoureuses passionnelles et destructrices).

Ne doutons pas que les recherches vont se multiplier, qui finiront par prouver que l’intensité des sensations éprouvées dans les séquences de jeux de casino, mais aussi de jeux vidéo, sans parler des transports amoureux, se traduisent par des modifications tangibles, et possiblement durables, des circuits de récompense. Si des traitements se montrent efficaces pour lutter contre le « craving » d’excitants ou d’alcool, ils auront beaucoup de chances d’être utilisables pour les addictions au jeu. Mais il faut souligner que l’assimilation entre addiction et troubles durables ou irréversibles des circuits cérébraux n’est pas un fait indiscuté et indiscutable.

C’est sans doute l’un des principaux effets des discussions sur le statut du jeu pathologique et des addictions sans drogues en général: la réactivation de débats fort classiques et anciens sur les « modèles de maladie » de l’alcoolisme et des toxicomanies, et des tensions entre des approches issues des sciences de la vie et d’autres, issues des sciences humaines et sociales.

En pratique, il est de toute façon impossible de disposer de quelconques tests biologiques de l’addiction, et le versant physiologique de la dépendance est inféré par l’existence de troubles physiologiques objectifs, qui sont en fait, de façon générale, plus des conséquences de l’addiction que sa définition.  Mais surtout, c’est la notion de « construction sociale » qui doit être interrogée et nuancée, tant elle serait susceptible de s’appliquer à l’ensemble du champ des addictions, sinon à celui de la pathologie mentale. Plutôt que cette notion, le philosophe Ian Hacking a développé celle de « niche écologique » de maladie mentale, et il oppose par ailleurs, plutôt que le « bio » au « psycho », des « genres indifférents » à des « genres interactifs ».

Rappelons que cet auteur a travaillé sur les conditions d’émergence et de disparition de la vogue récente de personnalités multiples aux Etats-Unis (conduisant à l’introduction, dans le DSM, du « trouble dissociatif de la personnalité »), ainsi que sur la « dromomanie », la folie des voyages qui sévit en France à la fin du XIXe siècle. Il en vient à considérer que la naissance de telles maladies relève de la conjonction de quatre « vecteurs » : l’observabilité, l’évasion, la polarité culturelle et la taxinomie médicale. Nous pouvons voir que tous ces facteurs sont tellement présents dans le cas des jeux, et tout particulièrement des jeux sur Internet, que la « cyberaddiction » pourrait tout à fait entrer dans ce groupe des maladies provisoires, que d’autres nomment des « pathologies liées à la culture ». C’est d’ailleurs l’ensemble des addictions qui pose, actuellement, de passionnants problèmes pour la taxinomie médicale, le caractère provisoire de certaines de ces maladies ne les rendant pas obligatoirement moins « réelles » que d’autres.

Que des troubles correspondent parfaitement à ce cadre ne veut toutefois pas dire qu’ils sont « fictifs », que la souffrance des patients concernés n’est pas réelle, et que les efforts des cliniciens pour soigner et pour comprendre sont vains : Hacking pense par exemple que l’hystérie entrait dans ce groupe, et qu’elle n’entre plus dans les classifications actuelles. On peut voir là non un désaveu de la clinique des névroses de Charcot jusqu’à notre époque, mais peut-être une victoire de l’alliance entre un regard psychanalytique et des mouvements de libération de la sexualité, d’émancipation des femmes, de reconnaissance des droits des minorités… Une maladie occupant une « niche écologique » plus ou moins durable n’est donc pas toujours aussi farfelue que la « drapétomanie », maladie des esclaves qui consistait à s’enfuir de leur lieu de travail…

Hacking propose par ailleurs, comme dit plus haut, de distinguer un « genre interactif  » d’un « genre indifférent » : Dans un genre interactif, les sujets concernés par la classification voient leur vie, et leur propre conception d’eux-mêmes, modifiées par cette classification et par les discours qui en découlent (la vie des hystériques a changé en fonction des théories sur l’hystérie, mais aussi celle des autistes, des schizophrènes, etc.). Dans un « genre indifférent  » au contraire, les objets classés n’en sont guère affectés, l’astronomie par exemple ne modifiant pas le cours des planètes.

L’accent mis sur la biologie en matière d’addiction a été, initialement, porté par la conscience aiguë des intervenants de tous ordres du caractère éminemment interactif de ce groupe : tous les discours sur « l’alcoolisme est une maladie comme les autres » ou « l’addiction est une maladie chronique du cerveau « , procèdent de la volonté d’agir positivement sur les différents « addicts « , en minimisant l’impact du regard moral sur ces conduites.

Les recherches scientifiques issues de cette volonté humaniste nous apportent à la fois de précieux renseignements sur les mécanismes d’adaptation de l’organisme à des substances, et des outils médicamenteux divers. Mais cela ne signifie pas que l’addiction est « simplement » un processus biologique, et que les addictions sans drogues ont une consistance ontologique moindre. L’interaction entre conduite et cerveau ne doit pas être pensée à sens unique, dans une réduction
« physicaliste », la psychopathologie se réduisant alors à une neurologie. Il y aurait alors un grand risque de ne prendre en compte que des facteurs individuels, d’ordre génétique par exemple, et de faire l’impasse tant sur la trajectoire individuelle, que sur les facteurs « sociétaux », par exemple l’offre de jeux d’argent de plus en plus addictifs…

Cela peut signifier au contraire que même les conduites les plus humaines, relevant de la psychologie et de la sociologie, peuvent finir par avoir des conséquences d’ordre biologique : la conduite en viendrait, dans ce schéma, à modifier le cerveau, l’âme agissant en quelque sorte sur le corps.

Dans le cas des addictions –de toutes les addictions– on peut considérer que le plus souvent la maladie subjective, le sentiment de perte de liberté, précède les éventuelles conséquences d’ordre physiologique. Mais les deux dimensions devront, chaque fois que c’est possible, être prises en compte dans la clinique : celle-ci, fondée sur la relation à des sujets en souffrance, ne se satisfait pas de clivages disciplinaires, et doit emprunter ses outils et ses modélisations à l’ensemble des sciences concernées, des plus « dures » aux plus « douces ».


1 Holden C, « “Behavioral” Addictions : Do They Exist? « , Science, 2001, 980-982

Anxiété et addictions

par Marc Valleur

Les différents types d’addicts

800px-Kratom_PillsL’alcoolisme, les toxicomanies, mais aussi le jeu pathologique constituent aujourd’hui le cadre élargi des addictions, et les discussions sur la place ou la « réalité » des addictions sans drogues renouvellent des débats fort anciens sur la nature même de l’ensemble des addictions.

Pour toutes les addictions se pose en effet la question de leur statut épistémologique, comme de leur place dans la vie du patient concerné : faut-il les considérer comme une maladie en soi, ou au contraire comme un symptôme ? Faut-il traiter l’addiction de façon spécifique, ou mettre l’accent sur des facteurs sous-jacents, supposés plus profonds, sinon forcément causes de la conduite addictive ?

La fréquence des comorbidités psychiatriques, notamment parmi les patients suivis dans des lieux spécialisés, est bien connue : troubles de l’humeur, et anxiété sous ses diverses formes, sont notamment très fréquents chez les « addicts » de toute sorte.

Mais la corrélation n’implique pas un lien clair de causalité, ce qui est encore plus vrai pour les troubles anxieux : ceux-ci pourraient être la cause d’une conduite addictive, qui prendrait le sens d’un évitement de l’angoisse, ou au contraire en être l’effet, l’anxiété accompagnant régulièrement les conséquences psychiques et sociales de l’addiction, notamment dans les phases de sevrage.

Il ne faut pas, en fait, opposer ces deux visions, qui contiennent chacune une part de vérité. Si la conduite addictive peut avoir une fonction anxiolytique, elle peut à long terme, en un cercle vicieux, aggraver les troubles préexistants, y compris les troubles anxieux. Il convient toutefois de distinguer, parmi les « addicts », deux grandes catégories, qui se retrouvent pour l’alcoolisme, pour les toxicomanies, pour le jeu pathologique :

  •  D’une part les addicts impulsifs, transgresseurs, « ordalisants » recherchant le risque : ils correspondent aux descriptions les plus classiques des toxicomanes, mais se retrouvent aussi parmi les joueurs ou les alcooliques.
  • D’autre part, les addicts par « automédication », qui recherchent dans l’effet des substances, dans le jeu, mais aussi dans la routine de la dépendance, plus l’anesthésie, l’anxiolyse, ou l’action antidépressive, que des sensations fortes et de l’aventure. C’est évidemment dans ce dernier groupe que l’on peut s’attendre à retrouver des sujets pour lesquels le trouble anxieux est premier, la conduite addictive constituant une tentative d’y faire face.

L’addiction, une automédication ?

L’effet des « drogues » Cette automédication peut, à court terme, correspondre à l’effet direct des produits : l’alcool peut avoir une fonction désinhibante, les opiacés sont de formidables anesthésiques, qui calment toutes les formes d’angoisses. Il existe donc une rationalité dans l’usage de substances, tant de façon positive (recherche de plaisir) que négative (évitement de la souffrance et de l’angoisse).

Le rôle de l’addiction. Mais l’automédication n’est jamais si simple et logique : les excitants et le jeu, qui ne sont pas du tout sédatifs, peuvent être utilisés dans le même but de lutte contre l’anxiété. L’habitude, le caractère éminemment prévisible des séquences addictives, joue le rôle de rassurement, et ce même dans le cas de conduites transgressives et risquées. S’il est possible de voir surtout la recherche de risque et de sensations dans le fait de jouer, ou de prendre des drogues, l’engagement dans la dépendance confère à la drogue ou à la conduite une autre valeur : l’aventure se transforme en routine, dans le passage de l’abus à la dépendance. Ceci explique les discordances régulièrement retrouvées en matière de recherche de sensations, entre les « usagers fréquents » et les « dépendants », ces derniers apparaissant comme moins preneurs de risque et moins chercheurs de nouveauté.

L’addiction, une source d’anxiété

800px-Lexapro_pillsSi une anxiété préexistante – anxiété généralisée, phobie sociale, trouble panique, syndrome post traumatique – peut expliquer le recours à l’usage de drogues ou l’entrée dans la dépendance, il est tout aussi indéniable que la conduite addictive va devenir source d’anxiété. C’est d’évidence le cas pour les formes de dépendance à faible dose de benzodiazépines, qui sont utilisées comme anxiolytiques ou hypnotiques, mais qui, tolérance oblige, finissent par ne plus remplir leur rôle, alors que le patient en est devenu dépendant. Il devient, avec le temps, difficile de faire la part de ce qui relève du syndrome anxieux initial, et de ce qui est directement dû aux signes de sevrage… L’anxiété, la nervosité, les insomnies, les manifestations de « stress », font partie de tous les syndromes de sevrage, quel que soit l’objet de l’addiction. Ainsi, ce qui, initialement, peut avoir fonction de rassurement, devient en soi source d’anxiété. Les modèles explicatifs des addictions font une large place à ce style de cercle vicieux, dans lequel ce qui, initialement, apaise ou procure du plaisir, en vient peu à peu à aggraver le malaise initial.

Les données épidémiologiques

Plusieurs enquêtes épidémiologiques (en Australie, en Hollande, aux U.S.A) ont fourni des données précieuses sur ce sujet. La plus ambitieuse est sans conteste l’étude « NESARC » (National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions) nord-américaine.

Les données, en matière d’usage et d’abus d’alcool, mais aussi de substances illicites, tendent à confirmer les hypothèses théoriques, et montrent aussi qu’il n’existe pas un modèle unique de lien entre anxiété et addictions.

Elles montrent en effet une forte augmentation des troubles anxieux (anxiété généralisée, phobie sociale, agoraphobie, trouble panique, syndrome de stress post-traumatique) chez les alcoolodépendants comme chez les toxicomanes. Mais elles soulignent aussi que les syndromes anxieux précèdent souvent la survenue des troubles addictifs : elles ne tranchent donc pas sur le sens d’une causalité entre les deux catégories de troubles.

Dans le cas de sujets présentant des troubles « externalisés » (conduites antisociales, hyperactivité…), l’anxiété serait un facteur de moindre risque d’abus ou de dépendance (la crainte des dommages ou de l’interdit social jouant un rôle protecteur).

Que traiter en priorité ?

Ces données montrent bien qu’il convient de ne pas sous-estimer les divers syndromes anxieux préexistants, et valident donc, au moins partiellement, une vision de l’abus et de la dépendance comme automédication.

Mais elles montrent aussi, notamment quant aux différences entre usage d’alcool et de drogues illicites, que l’anxiété peut être un facteur de protection contre les formes les plus transgressives et les plus explosives d’usage de substances psychoactives.

Faut-il donc, en cas de coexistence d’un syndrome anxieux et d’une addiction, traiter préférentiellement l’un ou l’autre ?

Contrairement à la vision théorique, selon laquelle il faudrait traiter le « problème de fond », sans trop se préoccuper du « symptôme » addictif, le traitement de l’addiction doit, le plus souvent, être considéré comme prioritaire. Il est par exemple généralement illusoire de traiter pour anxiété un patient alcoolodépendant qui continue à consommer.

Mais un schéma qui consisterait en une séquence simple où alterne un premier temps de type sevrage ou, (dans le cas des opiacés) traitement de substitution, puis un second temps de thérapie adaptée au syndrome anxieux, serait, lui aussi, trop simpliste.

C’est le plus souvent de façon globale qu’il convient d’agir, en prenant en compte parallèlement addiction et anxiété, dans le cadre d’approches thérapeutiques « multimodales ».

Chaque avancée dans le soin de l’addiction diminuera les causes d’anxiété, et, dans le cadre d’un accompagnement au long cours, la dynamique du cercle vicieux pourra s’inverser en un « cercle vertueux ».

par Marc Valleur, Médecin-chef de l’Hôpital Marmottan

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