Claude Olievenstein : « Olive, l’Accueillant »

Par Dr. Zorka Domic

Il n y a pas de drogués heureux figurait parmi les ouvrages qui accompagnaient mes réflexions à la prison de La Paz, dans ma lointaine Bolivie, où je m’occupais alors (1978-1980) des cocaïnomanes incarcérés :

« Lorsqu’on se penche sur le problème de la drogue il faut chasser le policier qu’on a dans la tête, cesser de tenir pour des vicieux ou des misérables ceux qui ont choisi un chemin différent, en finir avec la recherche du bouc émissaire, avec ces réactions de rejet dont on sait qu’elles mènent tout droit aux camps de concentration. Dans une société qui, de l’ivrognerie, retire parfois une fierté nationale, est-ce là beaucoup exiger ? »

J’étais retournée en Bolivie à la fin de la dictature du général Banzer (1971-1978), rapportant dans mes valises un long périple « d’études et de pratiques médicopsychosociales européennes » qui avait commencé à Moscou.

En 1978, je rendis une courte visite au Pr. Olievenstein à Marmottan, afin de lui parler de mon travail avec les drogués dans ce pays où les questions de la « drogadiccion » était abordées sous le seul angle de l’interdiction et de la répression.

J’avais trouvé ma place à la prison El Panoptico à La Paz, et j’étais très impliquée dans un travail institutionnel passionnant. L’organisation de la vie quotidienne des prisonniers, basée sur la solidarité et la responsabilité collective autogestionnaire (présentes dans les traditions culturelles indiennes), me permettait d’y introduire des éléments de mon expérience de la psychothérapie institutionnelle.

Le Dr. Olievenstein m’avait écoutée, exprimant ses remarques avec la finesse et la pertinence qui faisaient toujours de sa parole une transmission inimitable de son savoir, de son expérience.

Je formulai alors une invitation car mon rêve était de le recevoir un petit moment avec les étudiants, les marginaux, les parents et les enseignants, les autorités et les bureaucrates. Je savais combien ses paroles, sa présence et son écoute pouvaient créer une petite mais importante révolution dans la société bolivienne qui vivait ces jours-là un délicieux printemps démocratique. Je repartis avec le sentiment qu’une conspiration était en marche, et avec la version espagnole de Il n’y pas de drogués heureux sous le bras, cadeau d’Olive.

Je m’imaginais déjà l’entendre prononcer les paroles justes avec son style direct, à la fois provocateur et tolérant :

« Je souhaiterais qu’un jour, dans leur église, dans leur travail, dans leur retraite, les gens s’arrêtent, ne serait-ce que quelques heures, qu’ils se demandent – et pas seulement les parents – si, entre eux et autour d’eux, ils savent faire régner assez de chaleur, de présence, d’authenticité, qu’ils méditent également sur le monde qu’ils proposent à ceux qui nous suivent. Puisque après tout, ces voyous sont nos enfants. Quel autre crime, du reste, ces enfants ont-ils commis sinon celui de refuser le mode d’organisation où on veut les faire vivre, et de vouloir tout de suite et maintenant, ce plaisir qui a totalement déserté leurs perspectives d’existence ? De quel droit les juger, de quel droit aussi prétendre ne voir en eux que des malades ? Et s’il faut des responsables, pourquoi ne pas commencer par nous interroger nous-mêmes ? »

En 1981 commença mon exil à Paris – j’avais été expulsée après le sanglant putsch militaire dit « de la cocaïne ».

Je retournai voir le Dr. Olievenstein, cette fois pour lui demander de me permettre de participer à la vie institutionnelle de Marmottan. Un stage, en somme, en attendant mon retour en Amérique du Sud.

Le destin m’a finalement donné la chance de partager avec lui 20 ans d’une expérience passionnante, riche et unique. La qualité d’écoute et les mots justes d’Olive demeurent dans la mémoire de tous ceux qui le consultèrent un jour ou l’autre pour trouver le moyen de sortir d’une impasse. Brillant clinicien et chercheur, mais aussi, et surtout, grand humaniste. Féroce humaniste, qui n’hésitait pas à se servir de ses armes – tendresse et humour – pour mieux dévoiler, sans jamais de complaisance, faiblesses, difficultés et non-dits. Engagement total du clinicien, du citoyen pour se battre et rappeler que le sujet ne peut pas être réduit à la catégorie (aliénante) de victime ou de malade.

Il avait fondé l’hôpital Marmottan (Centre Expérimental d’Accueil, d’orientation et de soins pour toxicomanes) en 1971, soit dans une période où proposer une approche basée sur le volontariat, l’anonymat et la gratuité des soins suscitait au mieux du scepticisme, au pire la conviction que l’expérience était vouée à l’échec :

« En premier lieu proposer une pause quelque part dans la trajectoire : il est important d’avoir un répit, un lieu. Ensuite, préparer en profondeur ceux qui veulent tenter la difficile marche au terme de laquelle, peut-être quelque chose sera acquis. Et tout d’abord, les avertir :

“pour vous en sortir, c’est l’enfer, sachez-le, ce sera horriblement long et douloureux ; alors réfléchissez, nous sommes prêts à vous aider mais nous ne possédons pas de solutions miraculeuses ; vous allez en baver pendant plusieurs années, il faut accepter ; sinon défoncez vous, nous ne sommes pas là pour vous l’interdire.”

Telle est la première partie de notre travail. L’autre, non moins considérable, consiste à prévenir, c’est-à-dire à prendre en charge les garçons et les filles en proie à la tentation, ou qui n’ont encore effectué que les premiers pas. Nous devons les protéger contre le malheur qui les menace. Nous devons aussi les aider à grandir, leur faire comprendre qu’être adulte, c’est inévitablement s’imposer un certain nombre de frustrations. Et cette prévention, la collectivité même nous l’impose : que serait une cité où chacun se drogue ? Mais un tel travail, je le dis, doit être mené au dehors de toute idéologie et de toute morale. Ou du moins, toute morale autre que le souci de préserver dans un être ses chances d’épanouissement réel en fonction de ce qu’il désire. »

Comment ne pas se rappeler les propos d’Olive de nos jours ? En France comme ailleurs la tentation des politiques sécuritaires, répressives et normatives devient une réalité menaçante sur fond de résignation, de manque de résistance et de lutte. Et surtout de combattants ! Nous avons perdu le nôtre, le plus grand. Celui qui disait qu’il avait peur, que tout pouvait arriver, même le pire ! Mais que ce n’était pas une raison pour arrêter le combat, pour baisser la garde. L’extraordinaire accueillant-combattant de l’humain. Celui qui avait l’art de transformer une simple rencontre en une expérience importante pour la vie. Son histoire personnelle l’avait confronté aux discriminations, persécutions et humiliations depuis son enfance. Aussi n’était-il pas si surprenant qu’il se consacrât entièrement, et avec une particulière sensibilité, au service des opprimés, des exclus, des marginaux, et ce en prenant le plus grand soin de leurs droits et leurs devoirs envers LA VIE. Pour résumer en peu de mots : Olive donnait envie d’aimer la vie ; d’aimer l’amour, utile – essentiel ! – dans la relation transférentielle avec ces jeunes révoltés en souffrance, rattrapés par les pulsions d’autodestruction.

« Ils votent avec leurs pieds » disait-il de ces centaines d’hommes et de femmes qui viennent à Marmottan d’eux ou d’elles-mêmes, afin d’essayer de sortir de l’enfer de la drogue ou juste pour y voir plus clair. Je me souviens de ses propos nous avertissant que « nous ne faisons pas du prêt-à-porter, mais du sur-mesure », façon de signaler l’importance et la complexité de la relation entre la personnalité, le moment socioculturel et une drogue, ainsi que la place déterminante de l’intersubjectivité dans le long chemin de « l’apprentissage d’une démocratie psychique », comme il aimait appeler la reconstruction d’une vie libérée de la tyrannie de la drogue.

Amitié et amour l’avaient uni à jamais avec l’Amérique latine, surtout avec le Brésil. Il nous transmettait l’importance de connaître d’autres cultures, d’autres pratiques afin d’enrichir nos connaissances. « Allez voir ailleurs, ne restez pas entre les murs de Marmottan. » Esprit curieux et cultivé, il avait l’art de l’accueil et de l’échange avec la diversité culturelle, générationnelle, professionnelle. C’est pourquoi il accueillait volontiers, toujours souriant et chaleureux, toutes celles et tous ceux qui souhaitaient le rencontrer : « la porte de mon bureau est toujours ouverte. Venez visiter la maison. Vous pouvez nous critiquer. »

« Olive, Les latino-américains sont catégoriques sur le fait que vous êtes psychanalyste !, lui avais-je dit un jour : « Ils savent donc plus que nous ! Demandez-leur si je suis lacanien ou freudien… »

Il était hostile à tout esprit de chapelle, comme l’a écrit E. Roudinesco dans sa remarquable nécrologie publiée par Le Monde*. En effet, Olievenstein était réfractaire à tout type de réductionnisme et de scientisme, mais surtout il avait un franc parler qui lui valut des critiques souvent injustes et parfois même des accusations lâches et mensongères.

Ils sont nombreux, ceux qui ont été accueillis par Olive : son œuvre et ses écrits continueront à nous accompagner et à nous prévenir contre la menace constante des réponses faciles et rapides aux problèmes que nous avons le devoir de traiter avec le plus grand respect pour la condition humaine.

Adios Amigo !

Dr. Zorka DOMIC Centre Médical Marmottan Centre F. Minkowska CERTA : Centre d’Enseignement de Recherche et de Traitement des Addiction, Hôpital Paul Brousse

* Un grand merci à E. Roudinesco de la part de la famille, de son compagnon et de mes collègues. Son écoute bienveillante m’a été précieuse lorsque, en ce moment de tristesse, je l’ai sollicitée pour préparer la nécrologie de notre cher Claude Olievenstein.