Vieilles lunes et serpents de mer…

Éditorial du rapport d’activité 2007

 

L’activité du centre Marmottan, au cours de l’année 2007, a confirmé l’extrême diversité des problématiques addictives : au niveau des produits utilisés par les nouveaux et les anciens toxicomanes, l’alcool et la cocaïne occupent une place très importante, aux côtés des opiacés toujours présents. Au niveau des addictions sans drogues, le jeu pathologique conduit à nombre de situations dramatiques, dans toutes les couches de la population, tandis que l’addiction aux jeux en réseau, qui est très médiatisée, correspond souvent à un malaise familial ou à une crise adolescente.

Le retour de la guerre à la drogue ?

Mais un rapport d’activités doit se lire en fonction de son contexte, et il faut rappeler que l’année 2007 a été, pour nombre d’intervenants en toxicomanie, celle d’une grande inquiétude : voir revenir le temps de la guerre à la drogue, sinon de la persécution des toxicomanes.

Le retour des discours sécuritaires et musclés était cependant prévisible : il relève d’une rhétorique presque obligée lors de périodes électorales, et les élans démagogiques n’impliquant pas souvent de vrais choix politiques, cette inquiétude n’aurait pas dû dépasser ces périodes électorales.

Mais certaines mesures sont venues conforter cette impression d’un retour en arrière, sans que l’on puisse encore savoir quelle en sera la portée.

C’est en premier lieu la décision d’organiser des « stages cannabis », pour sensibiliser les simples usagers coupables du délit d’usage de stupéfiants. Ces stages sont présentés comme une mesure préventive, de type pédagogique, ce qui paraît à première vue intéressant, mais ils sont aussi obligatoires que payants, et constituent une peine d’amende qui ne dit pas son nom. Les stages sont donc, avant même leur mise en œuvre, l’exemple d’une fausse bonne idée, puisqu’ils confondent, de façon dangereuse, la dimension du soin et celle de la répression, et deux dimensions de la prévention, sociologiquement complémentaires, mais qui doivent rester bien distinctes : la prévention par l’interdit et la sanction, et la prévention par les conseils et l’information.

Une idée plus cohérente avait été un temps évoqué par le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, celle de remplacer les peines prévues par la loi de 1970 par une amende, ce qui eût permis de faire passer l’usage simple de cannabis du crime à la contravention. Mais elle avait été abandonnée, et il faut rappeler que c’est toujours cette loi de 1970 qui est en vigueur : un an de prison pour usage simple, quelle que soit la drogue en cause, du moment qu’elle est classée comme stupéfiant.

C’est ce fait qui explique la peine de deux ans de prison qui, désormais, est susceptible de s’appliquer au nouveau crime de conduite automobile sous l’emprise de stupéfiants : il faut bien que cette peine dépasse celle qui punit l’usage simple et privé.

La fonction de « bouc émissaire » de la drogue et des drogués se trouve ainsi, une fois de plus, réactivée.

On a pu mettre en avant l’exemple de la conduite routière et les succès de la répression en la matière pour justifier le durcissement de la politique envers les usagers de drogues : c’est confondre deux domaines et deux problématiques fort différentes, d’un côté des habitudes laxistes très anciennes qui causaient des milliers de morts inutiles, de l’autre un usage relativement marginal, dans un contexte extrêmement répressif depuis des dizaines d’années.

Une analyse minimale des effets de la loi, après bientôt 40 ans d’application pourrait éviter ces confusions :

De façon générale, la majorité des citoyens respecte l’interdit : l’existence des dépendants, héroïnomanes ou cocaïnomanes « invétérés », représente sans doute la limite, le plafond, de l’efficacité de la prohibition.

En ce qui concerne héroïne et cocaïne, le constat depuis le début des années 70 en France pourrait être celui d’un succès, certes relatif, mais consistant : ces « vrais » toxicomanes sont de l’ordre de 200 à 300 000 personnes, c’est-à-dire qu’ils sont à peu près inapparents dans des enquêtes en population générale : l’effet préventif de la loi est en fait évident.

Tous les spécialistes admettent que les déterminismes qui vont amener certains individus à faire un choix existentiel aussi dramatique que l’héroïnomanie sont complexes, et incluent de sérieux problèmes sociaux, culturels, et psychopathologiques.

En ce qui les concerne, aggraver les peines, durcir le contexte prohibitionniste serait, à l’évidence, sans effet. Et contrôler, serrer de près, les pratiques thérapeutiques, en organisant un relais entre soin et justice, qui rende compte aux autorités judiciaires du fil du traitement (la création de « médecins relais ») est une tentation illusoire.

Ce contingent de « résistants » à la prohibition existe pour tous les champs possibles, y compris d’ailleurs celui de la sécurité routière, où existeront toujours des « récidivistes » de la « conduite avec facultés affaiblies », pour lesquels les mesures générales de prévention routière s’avèreront inefficaces.

Ce fait ne justifie pas de parler en bloc d’échec de la prohibition, ni d’échec des mesures de contrôle sur les routes. Il montre simplement qu’il serait utopique de chercher à « éradiquer » la drogue, ou à parvenir à un nombre zéro de toxicomanes dans la société, ou d’alcooliques au volant.

La généralisation des traitements de substitution, la politique de réduction des risques, ont grandement dédramatisé la vie quotidienne des dépendants, et contribuent, de fait, à une prévention de la délinquance. Les progrès dus à ces deux stratégies de santé publique démontrent qu’il faut des approches différentes pour la prévention en population générale, et pour celle qui concerne des populations minoritaires, pour lesquelles réduction des risques et accès aux soins sont les premiers mots d’ordre.

L’exception cannabis

Dans ce tableau, le cannabis fait certes figure d’exception. Avec plus de 7 millions d’expérimentateurs, et une majorité de jeunes qui avouent en avoir consommé, il s’agit de la seule drogue illicite utilisée assez massivement.

La question de sa dangerosité, comparée à celle de l’alcool et du tabac, est récurrente, et donne lieu à quantité de débats, généralement peu scientifiques.

L’étude SAM (stupéfiants et accidents mortels) a montré que le cannabis au volant était responsable de 2,5% des accidents : c’est beaucoup, pour ceux qui voudraient que le « shit » ne soit pas plus dangereux que l’eau du robinet. C’est bien peu en regard de l’alcool, en cause dans près de 30% des accidents, et même que l’alcool à dose légale (en dessous de 0,5 g/l de sang) qui est en cause dans 3,5% des accidents.

Nous recevons bon nombre d’usagers de cannabis, dont certains dépendants qui consomment le plus souvent ce produit de longues années. Mais il existe de façon constante, depuis les années 70, un décalage entre l’activité policière, qui traite en majorité la question du cannabis, et les institutions soignantes spécialisées en toxicomanies, qui reçoivent des usagers de cannabis, mais en proportion plus faible.

Ceci tient à la faible addictivité de cette substance, et donc au fait que la dépendance est rarement – en proportion – à l’origine de demandes.

Malgré tous les arguments théoriques pour ne pas parler de « drogues douces » et de « drogues dures », la seule façon d’innover quelque peu serait sans doute de prendre acte de la réalité et de traiter le cannabis différemment de l’héroïne, de la cocaïne, et des autres drogues illicites.

L’idée qui avait été évoquée de verbaliser l’usage paraissait plus réaliste que les propositions actuelles.

Toutes ces mesures nouvelles sont inscrites dans la loi de prévention de la délinquance : c’est donc le toxicomane délinquant qui renaît, après les années sida qui avaient mis en avant, au contraire, le toxicomane malade, relevant de traitements adaptés, sinon l’usager de drogues citoyen et partenaire potentiel de politiques de santé publique.

La relation au cœur du traitement

L’activité du Centre Marmottan, depuis maintenant plus de 35 ans, démontre qu’il est possible d’aborder dans leur ensemble les problèmes de dépendance, des cas les plus « historiques » d’héroïnomanie ou de cocaïnomanie, aux drames souvent non moins tragiques dus à l’abus de jeu ou à d’autres addictions sans drogues.

Elle démontre donc qu’il faut savoir évoluer tout en conservant l’essentiel, qui est dans notre cas l’accueil, l’écoute, le soin à des sujets en détresse. La qualité de cet accueil est la condition de toutes les thérapeutiques possibles, qui peuvent être mises en œuvre pour toutes les formes de dépendance.

Aux inquiétudes mentionnées plus haut s’en ajoute de plus importantes et de plus fondées : les usages de drogues continuent de se diversifier, la « polyconsommation » est une règle plus qu’une exception, et l’idée que les traitements de substitution allaient résoudre une fois pour toutes le problème était évidemment une illusion.

La toxicomanie de personnes âgées devient aujourd’hui un problème, alors que, dans les représentations et les discours, elle est toujours associée à l’adolescence, ou du moins à la jeunesse.

La montée de l’usage de cocaïne, que nous avons notée depuis plusieurs années, se poursuit, et inquiète les responsables, le président de la MILDT ayant même évoqué un « tsunami » de cocaïne.

Les réunions sur ce sujet se multiplient, et l’on y met en avant les recherches pharmacologiques qui font espérer « le » traitement chimique, et les techniques cognitives ou comportementales qui seraient « les » psychothérapies adaptées.

Or il faut redire que si les traitements de substitution ont changé radicalement le vécu de l’héroïnomanie, ils n’ont pas fait disparaître le problème, et que la toxicomanie, quel que soit le produit en cause, (et pour un patient donné, ces produits sont souvent nombreux) relève toujours, au mieux, d’approches thérapeutiques complexes, dans lesquelles la relation reste le cœur du traitement.

La cocaïnomanie n’est, en soi, pas plus difficile à soigner que d’autres formes de toxicomanies, ni même que le jeu pathologique, qui ressemble d’ailleurs par bien des aspects à une dépendance aux excitants.

En matière de jeu, l’expertise collective de l’INSERM menée cette année sera la première mesure effective prise par les autorités sanitaires, ce qui constitue enfin une certaine reconnaissance du problème, qui mérite d’être considéré comme une vraie question de santé publique.

Cette expertise confirmera l’intérêt de classer le jeu excessif ou pathologique parmi les addictions, et la nécessité de former les intervenants des futurs centres d’addictologie.

C’est au niveau de l’ensemble des addictions, qu’il s’agit en effet d’adapter les pratiques, de poursuivre les efforts de recherche, et d’améliorer la clinique.

C’est ce à quoi s’emploient quotidiennement et depuis des années les soignants du centre Marmottan, non sans difficultés au quotidien.

Les obstacles tiennent pour beaucoup à nos présupposés, et au contexte persistant de dramatisation de « la drogue » bouc-émissaire, contre partie de la banalisation de l’alcool ou des addictions sans drogues.

Nous espérons continuer, à l’approche des quarante ans de mai 1968, à défendre un style de clinique créé au début des année 70 par Claude Olievenstein, et des valeurs qui sont les nôtres depuis la création du centre : le respect et l’accueil de personnes en souffrance, souvent stigmatisées et rejetées par la société. Nous espérons aussi conserver notre capacité de remise en question, en conjuguant les approches les plus scientifiques des addictions, et les « approches de sens », qui, patient par patient, nous obligent à tenter d’expliquer les souffrances dans leurs mécanismes physiologiques, mais aussi de comprendre la « maladie » dans le cours de l’histoire d’une vie.

Comme elles continuent de nous obliger à nous interroger sans cesse sur les sources sociétales de la montée des addictions, et à questionner sans cesse notre rôle, en tant qu’institution, dans cette société.

Marc Valleur